- Tout va bien, monsieur ?

- Voyons voir. L’alcool coule à flots, le saké que l’on avait commandé directement d’un producteur d’une autre région fait des ravages et la nourriture coule à flots. Tout compte fait, tout va bien, ha ha ha !

- En êtes-vous sûr, monsieur ?

Le vieillard soupira. À trois jours d’ici se trouvait Odawara et bien évidemment, de nombreux voyageurs passaient. Ce qui voulait dire certes beaucoup de commerces pour les auberges, les salons de jeux de hasard, les quartiers rouges actifs de nuit, mais aussi beaucoup d’activité d’origine douteuse. Le pire étant probablement les quelques bagarres qui se soient déjà déroulées. La garde du village dont il était le maire, du nom de Katagi, était férocement occupée à garder tout en ordre. Et seuls les Kamis pouvaient savoir à quel point il avait fallu négocier avec le commandant pour forcer tous les hommes à rester debout pendant la nuit entière. Ils n’avaient pas les mêmes moyens que leur Daimyo.

- Vous auriez dû demander de l’aide de notre seigneur, monsieur.

- Je sais, je sais. Mais les revenus sont importants ! Si on avait demandé de l’aide, il aurait fallu s’assurer que les autres aussi soient payés, et tu sais bien que nous ne pouvons pas nous le permettre. Maudit soient ces bandits qui hantent nos routes et je ne sais quoi encore, c’est déjà difficile de motiver les marchands de prendre la nôtre. On est pourtant celle qui mène directement à Odawara !

- Ça et les querelles avec les autres seigneurs…

Ils soupirèrent. Le bureau était grand, mais chaque recoin était recouvert de papiers et de tablettes de bois divers concernant les lois, les accords, les plaintes et autres broutilles administratives.

- Quoi qu’il en soit. Notre troupe de danseurs se sont éparpillés dans nos rues. Ils ont tendance à beaucoup amuser la galerie près des centres de jeux de hasard et les quartiers rouges, mais ils sont généralement bien dispersés. Celle des dragons dansants est la plus populaire !

- Ha ha, je comprends bien pourquoi. Allez, viens. J’ai fini ce qu’il y avait à faire ici. Prends une de ces fèves d’ailleurs. On dit que ça éloigne les démons !

- Vous pensez qu’il y en aura ce soir ?!

- Pah ! On est bien gardés. Je crois qu’on pourra s’en sortir. Ce n’est pas comme si on pouvait se permettre plusieurs Pourfendeurs ici…

***

Les pieds de Kazuki touchèrent le sol dans un léger mouvement de l’air. Un puissant râle quitta sa bouche. De multiples odeurs, une vraie cacophonie de musique et de festivité dans l’air, le sang en ébullition de ses habitants. Il entendait même leurs passions ouvertement, dans certaines ruelles. Mais Kazuki avait d’autres choses à faire. Il n’avait pas eu besoin de faire grand-chose pour se permettre d’arracher un masque à quelqu’un, en plus de ses vêtements. Et de sa vie. Le pauvre homme, égorgé jusqu’à l’os, se trouvait sous le plancher d’une maison de jeux surélevée.

Ce soir, Kazuki se permettrait un festin. Ce soir, le Démon Pâle se laisserait plonger dans l’atmosphère de cette nuit. Ce soir, plus d’une fête sera célébré. Et cela commencerait par l’exploration des quartiers les plus populaires, à savoir ceux des jeux, qui se trouvaient non loin du quartier rouge. Aidés de ruelles et des accès au toit plus que facile pour un ancien ninja, le Démon Pâle se mit en mouvement, dont la gestuelle suivait celle du rythme de la musique, tantôt imposant et lent, tantôt rapide et joueur, pendant plusieurs minutes...

Plus d'un sang bouillonnait ce soir.

Peut-être que plus d'un sera verser aussi.

  Cette odeur si familière. Celle du saké, de la nourriture grillée sur des feux de joie approuvées par la sécurité publique, celle de la sueur, du maquillage, des herbes aromatiques, et même des larmes salées. Le Démon Pâle était assailli de partout de cette odeur. Toutes les proies se valaient. Celle d’une femme enceinte qui était en train de discuter avec des amies avant de partir aller voir la nourriture servie à l’auberge, de sept mois. Celle d’un groupe d’enfant qui faisait une épreuve du courage en s’enfonçant dans des allées sombres douteuses.

Tout ce qu’il fallait était un simple mouvement et personne ne reverrait jamais l’un de ces petits. Un mouvement de la main et sa nuque serait brisé, et alors il pourrait le déguster sur le toit, sans que personne ne puisse voir la flaque de sang qui marquerait le sol et les tuiles du toit jusqu’au matin suivant. Il aurait pu kidnapper la femme enceinte pendant qu’elle rentrerait à la maison et la dévorer sans que personne ne puisse l’aider. En la gardant vivante, paralysée, mais bel et bien consciente, en commençant par la vie en elle. Tant de choix et tant de repas qui s’offrait à Kazuki, qui pouvait laisser aller sa violence et sa faim.

Sa main s’arrêta dans un mouvement fébrile. Le jeune garçon qui s’est séparé de sa mère pour attraper une confiserie locale eut la vie sauve, ce soir-là. Sa viande était tendre et à l’odeur de la soie qu’il portait, il était probablement un cousin du Daimyo local. Sans l’ombre d’un problème, Kazuki remonta le toit, sa queue caudale étant utilisée comme un moyen d’ascension. Là, en hauteur, il put humer plusieurs odeurs. Le sang. Les larmes. Et quelque part, il pouvait déjà capter, malgré le vacarme ambiant, le bruit d’un cri… et des os brisés. Celui du cartilage enfoncé par des coups de poings intenses.

Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre l’origine des bruits, guidés par l’odeur de la violence et de la rage. Là, en contrebas, il pouvait deviner les battements de cœur frénétique d’un homme. L’odeur du tabac. La sueur qui découlait de cet état d’excitation cardiaque. Kazuki ne perdait que rarement son sourire. Celui qui voyait le Démon Pâle sans sourire n’avait que très peu de chance de s’en sortir.

Le silence qui accompagnait Kazuki dans sa gestuelle était tel qu’il n’avait fait strictement aucun bruit en descendant. Sa queue caudale rentra sous ses vêtements, malgré le fait qu’elle faisait sa taille en termes de longueur. L’odeur d’un Pourfendeur, au sang puissant, oxygéné, le fit saliver. Mais il n’agit pas à l’instinct. Pas tout de suite. Les mains du Démon Pâle se posèrent sur l’épaule d’Haiko.

- Si tendu.

Un véritable présage de mauvais augure. Plus grand que le Pourfendeur, avec cet expression cauchemardesque sur son visage, Kazuki était aussi plus maigre, et pourtant, il exhumait une certaine présence que seul des démons en particuliers pouvaient exhiber. Les mains du Démon pressèrent les épaules d’Haiko. La force d’un Pourfendeur n’était certainement pas à redouter, mais si un Démon était capable d’une telle discrétion, celui-ci l’était tout autant.

- Les Piliers sont rares de nos jours.

Kazuki augmenta sa pression sanguine intérieur. Il savait que les Piliers étaient capables de se mouvoir rapidement, mais si Haiko tentait alors de le découper, ce ne serait pas sans avoir souffert de blessures très dangereuses que seule une poignée de gens pouvaient traiter.

- Surtout ceux qui s’en prennent aux humains.

Kazuki émit un léger rire. Le son était à en faire tourner les estomacs. Kazuki n’était pas plaisant. Rien n’était plaisant chez lui, en vérité, pour un humain.

  Oui. L’odeur du sang, de l’urine, de la bile amère dans la gorge de l’homme transformé en sac de viande improvisé et celle du tabac, du sang hautement oxygéné d’Haiko et de la lame de Nichirin. Oui, tous les deux étaient intéressant.

Mais l’un était plus appétissant que l’autre.

- Tu n’es pas le premier.

Et il ne sera pas le dernier.

Son cœur battait si férocement. La mélodie qui en découlait était une véritable symphonie. Il se demandait si Haiko pourrait toujours conserver ce sourire si, dans une situation qui était aussi nébuleuse que l’état de leur rencontre en ce moment, par le plus grand des hasards, il lui aurait ouvert la cage thoracique pour en retirer ce palpitant et en boire le jus vital, en goûter la chair riche et délicieuse. Les paroles d’Haiko dépeignaient déjà quel genre d’homme il était, dans l’état général. Kazuki ne savait pas exactement ce qui s’était passé. Un tel acte de violence signifiait soit que les Pourfendeurs avaient baisser le standard de leurs recrutements parmi les humains en termes de force morale, soit qu’il usait de sa force pour asseoir une justice, un mode de pensée qui lui était propre. Une inspiration du nez.

- Tu es un sac de viande et d’os comme lui l’était.

Oui. Haiko n’était pas différent de certains Pourfendeurs. De certains hommes qui ont été dotés de qualités pouvant les élever parmi les masses. Mais même en s’élevant des masses, il n’en restait pas moins semblable aux autres. Le bruit du sabre qui tranchait la chair, le dernier râle de la victime, et de l’exclamation du Pourfendeur sur le sujet.

- Cela dépendra largement des crimes qu’il a commis. Qui sait, peut-être vous rencontrerez vous dans le même cercle.

Ce battement de cœur frénétique et si délicieux le rendait affamé, mais pour l’instant, Kazuki décida… de le lâcher. Comme un souffle de vent, il se déplaça dans le dos du Pilier pour se retrouver, de manière fluide, accroupi près du corps. Le dos tourné au Pourfendeur.

- Et peut-être qu’un jour aussi, je t’y rencontrerais. Tuer un homme est à la portée de n’importe qui.

Il enfonça deux de ses doigts dans la poitrine du cadavre. Doucement. Jointure par jointure. Alors, plusieurs fois, des craquements sinistres se font entendre dans l’air. Il était en train d’ouvrir sa cage thoracique. Toujours en ayant le dos tourné.

- Mais tuer un homme avec une telle violence, une telle soif de cruauté... Ça, c’est l’apanage d’un Démon.

Un craquement final. Comme une fleur, sa poitrine s’était ouvert, dévoilant ce qui était des os brisés, des organes. Une odeur ferrée et Kazuki commençait déjà à farfouiller dans ce tas de viande. La cruauté était présente dans l'Humain, il était bien vrai. Mais si un Démon était l'apogée de la monstruosité de l'Homme, alors on pouvait se demander ce que pourrait donner Haiko en tant que Démon.

- Les quartiers rouges sont décidément… Les lieux où les plus basses pulsions se laissent aller.

  Ressentir le sang encore chaud, l’étrange fermeté et la douceur indissociable de la chair humaine, l’odeur soudaine et intense des gaz emprisonnés dans le corps s’échapper… Ce simple plaisir, propre à un démon, lui fit faire ressentir des frissons le long de sa colonne vertébrale, s’étendant ensuite vers son ventre. L’envie sérieuse de claquer sa mâchoire sur un être vivant était plus que puissant. Les sentir se débattre contre lui, en retirer la chair, entendre leur souffle devenir sifflant quand il ouvrait leur gorge d’un simple coup de dent. C’était, le plus souvent, une chose plus amusante à faire quand c’était un Pourfendeur. De regarder leur entraînement réduit à néant quand ils ne pouvaient plus respirer. De les empaler sur sa queue caudale. De leur ouvrir les reins avec un coup de faucille bien placé.

Haiko n’était pas différent de lui. En chaque être vivant, en chaque super prédateur qui vivait sur cette planète, se trouvait toujours cette part de contrôle de soi. Mais parfois, ce contrôle de soi voulait aussi s’étendre aux autres. Aux dépens des autres. Par le simple fait que l’un était plus fort que l’autre, dans l’immédiat. Kazuki n’avait pas besoin de se retourner pour voir que le Pilier était en train de sourire. Il le sentait. C’était dans le propre des hommes comme lui. Il savait donc qu’argumenter sur les points suivant, à savoir l’autorité des Pourfendeurs en la matière de justice et de châtiment, serait tout aussi utile que de parler au cadavre ici.

Kazuki eut un petit ricanement. Le bruit était singulièrement déplaisant, fait de sifflement. À quoi devait ressembler sa gorge pour faire un tel son. L’acrobatie de l’humain ne l’étonna guère. Il n’en réagit pas plus quand il se mit à fouiller dans les possessions du mort maintenant, et le Démon finit enfin par retirer le foie de la victime.

- Tu parlais de vices qui le nourrissaient. Mais qui, d’après toi, pourvoient ces vices en question ? En échange de pièces ? Cette ville est à l’image de l’autorité du Daimyo présent : celle de la richesse.

Il porta l’organe à sa bouche et en mordit une fois, deux fois, trois fois, mangeant l’organe avec un calme et une fluidité digne d’un gourmet quelconque.

- Et le reste de la population est tout aussi coupable que cet homme. Je doute qu’il soit quelqu’un venu d’exagérément loin pour vendre la petite. S’il est venu précisément dans ce bordel, c’est pour une raison précise. Il n’y en a pas un seul qui est fermé aujourd’hui.

Le reste de l’organe fut avalé tout aussi vite. Du sang coulait de cette infâme gueule monstrueuse, et du corps, il en retira des intestins, qu’il se mit à aspirer comme des nouilles. Sa gorge, gonflant sous chaque déglutition.

- Ici comme ailleurs… Un vice est ce qu’il en est : insatiable, en constante quête de satisfaction.

Un soupir de contentement s'échappa de lui.

- Les pourvoyeurs... ne sont pas une denrée rare.

  Ah.

Il entendait, sentait même l’acide gastrique de son ventre faire fondre à une vitesse époustouflante ce qu’il mangeait. Pour être rassasié, Kazuki devait souvent se contenter de plus d’un corps. Étonnamment, celui d’un enfant suffisait largement pour le contenter de ne plus manger personne avant un long moment. Quand les humains vivaient sous le joug du Chitsujo, des sacrifices étaient régulièrement offert aux Démons d’en haut, les Fantassins comme les Conseillers. Plus on avait un grade élevé, plus on avait une meilleure viande de choix. De qualité. Les festins et les bacchanales Démoniaques avaient eu des allures hérétiques, au-delà de l’inhumain.

De cela, Kazuki s’en souvenait. Des familles nombreuses offraient alors leurs avortons en échange d’une pacification totale de la région, d’une protection contre la famine et plus encore. Les bandits avaient peur. Les Pourfendeurs avaient un travail plus difficile à accomplir. Comment aider une population humaine qui avait eu une peur intégrée dans leur quotidien, de voir leur proche se faire pourchasser par un Démon ? La réponse était simple. Par le sacrifice d’un autre. Par l’élévation progressive de la qualité de vie en échange de celle des autres. En leur faisant raisonner les choses dans leur direction.

Dans le cas d’Haiko, il savait que rien de ce qui le disait ne l’intéressait. Kazuki suivait bien le raisonnement de la plupart des Démons. Ce qui était bien aussi, c’était que ça baissait la garde. Comme quoi, le soubresaut cardiaque puis son accélération avait fait naître un profond amusement en lui, qu’il avait fait taire en mangeant le cadavre de cet homme. Il aurait aimer continuer, ne pas gaspiller cette chair… mais cela servirait de message d’avertissement.

- Le carnaval est un nid d’opportunités pour nous amuser.

Se relevant en même temps qu’Haiko, il tourna son regard vers le Pourfendeur.

- Je ne partage que rarement mes proies. Les enfants sont bien trop savoureux pour que je gâche leur viande avec d’autres. En particulier les bébés.

Tournant sa tête vers le bordel, d’où il pouvait sentir l’odeur de l’enfant en question. Une petite fille, d’à peine huit ans selon son odeur. Il l’avait senti sur le cadavre de l’homme. Sur sa main.

- Kazuki.

Tournant son regard vers le Pourfendeur, il s’avança avec toute la tranquillité d’un chat dans la foule. Des masques, des costumes d’Oni. Cependant, les gens s’écartaient vite de son passage en admirant son ‘costume.’ Il était bien plus grand qu’Haiko, définitivement plus maigre, et franchement malsain.

- Je crois que mon déguisement leur plaît.

  Clown.

Quel étrange mot.

Mais étant donné la nature du mot, il se disait alors que c’était un mot étranger. Il savait que, quelque part, des étrangers étaient venus d’au-delà du Japon. De par la mer. Kazuki n’était pas ignare. La Corée existait et la Chine avait été longtemps leur oppresseur tout comme leur ami commercial. De là à savoir quels genres de société existaient en dehors du Japon, il n’en savait guère. Mais la nature humaine était difficilement capable d’être imprévisible. Quelque part existait, sans aucun doute, des lieux pris par l’avidité et une dévotion aveugle envers leur dirigeant comme s’il était un dieu, ou le messager d’un dieu.

Si un dieu existait, alors c’était à se demander pourquoi mettait-il à l’épreuve l’Humanité avec les présences de Démon. Kazuki déambulait à travers la foule. Des gens étaient émerveillés de par l’aspect affreux et tout simplement inhumaine de son costume. De son masque. De son apparence en général. De brefs mouvements de tête pour saluer, le Démon continuait de marcher. Le Pilier n’allait pas le laisser partir. De cela, il en était certain. Après une heure, Kazuki avait eu raison. Lorsque le pilier arriva, le Démon était en train… de regarder une danse publique, des saltimbanques utilisant des torches et du saké pour souffler du feu.

- À n’en point douter, beaucoup.

Il ne voyait pas la couleur de ses vêtements, ni de ses cheveux. Mais il sentait le sang sur eux, l’odeur d’autres humains sur ses vêtements, de la sueur… Kazuki tourna son regard vers le Pilier. Il voyait une corne sur sa tête, dont l’odeur était celle du charbon. Il resta silencieux un moment.

- Si je sors du carnaval avec la gamine, c’est pour en faire un repas. Je crois que ça limite tes options.

Cependant, il sortit de la place publique et descendit le long d’une route. Plus ils s’approchaient, plus des rires et des pleurs étaient alors entendus. Ici aussi, l’odeur du sang devenait assez forte pour Kazuki. Celle du sang, de l’urine, du vomis et du saké.

- Il y a une maison de jeux en particulier qui est très prédatrice. Certains disent qu’il existe un service auprès de leurs employés qui peuvent se trouver dans les étages supérieurs. Un service qui n’est pas d’une maison close.

Il repoussa gentiment un vendeur. La main griffue semblait l’avoir effrayé, et Kazuki s’en amusa.

- Je crois… qu’on y trouverait un nid d’opportunités.

  Haiko n’était pas différent de beaucoup de Pourfendeurs. Hormis ses propensions au tendance psychopathe. Il doutait qu’il le laisse dévorer un enfant. Cette tendance à masquer son apparence, cela dit, était un point intéressant. Il ne voulait donc pas être vu, encore moins reconnu. Son odeur et l’apport important d’oxygène dans son sang ne laissaient aucun doute sur son statut comme l’avait pu deviner Kazuki. Il était quelqu’un d’important, au rang élevé. Donc un pilier. L’Ordre s’était-il si tari en termes d’effectif qu’ils s’étaient mis à recruter n’importe qui, même quand l’homme en question avait des tendances violentes et tout à fait sombres ?

Dans un sens, ce festival serait très probablement une révélation pour Kazuki en ce qui concerne le caractère meurtrier et très festif du Pilier à ses côtés. En arrivant devant la maison de jeux, il pouvait déjà voir et entendre les festivités à l’intérieur. L’Ordre s’était-il si tari en termes d’effectif qu’ils s’étaient mis à recruter n’importe qui, même quand l’homme en question avait des tendances violentes et tout à fait sombres ? Le Démon Pâle en savait quelque chose. Une cinquantaine d’années dans une cellule du Chitsujo, pour ses actions qui avaient établis le règlement moderne du clan de Démons, aurait brisé n’importe qui. Avait-il été brisé ? Il n’en est pas ressorti inchangé, cela était clair.

Plusieurs hommes en muscle gardaient la porte. Kazuki sortit une bourse de son manteau, qu’il jeta au plus petit d’entre eux et le laissa passer, en compagnie du Pilier. Ils étaient lourdement déguisés, maquillés même. Malgré tout, ils ne purent s’empêcher d’observer le duo entrer dans la maison de jeux. Déjà, chacun des clients était très déguisé, des effluves de parfums et de maquillage dans l’air prenant d’assaut son nez, qu’il filtra soigneusement. Chaque table de jeux était occupé sauf une, dans laquelle Kazuki prit position en compagnie de deux autres hommes et du Pilier. La quantité d’argent était conséquente. Un peu trop pour un village, en réalité.

- Ah, je vois que nous avons de nouveaux joueurs ! Votre mise ?

- Mon escorte ici présente.

La table se taisait. Puis le gérant du jeu sourit, ricanant, sa vieille moustache aussi épaisse que celle d’un morse se soulevant sous son rire.

- Ah, elle est exquise ! Vous avez le goût, monsieur. Nous apprécions votre déguisement ! Dites-moi, avec quelle bande servez-vous ?

- La mienne.

- Ah ah ! Un autre Rônin et bandit de grand chemin alors ! Vos costumes sont géniaux. Passons à l’explication du jeu, cependant. Ici sur cette table se trouve une dizaine de gobelets dont il faut trouver des billes de plusieurs couleurs. Si vous arrivez à en trouver trois d’affilés de la même couleur, trois fois de suite, vous remportez les gains. Cependant, si vous remisez pour gagner une autre partie… Disons que je pourrais peut-être vous faire visiter les étages supérieurs. Héhé.

La nature de ce salon de jeux était, sans aucun doute, criminelle. Beaucoup trop de personnes avait une quantité considérable d’argent ici. Mais Kazuki hocha doucement de la tête. Le gérant de jeu venait alors tourner plusieurs gobelets en plusieurs sens, après avoir montré les billes à chaque joueur qui était excité. Penchant sa tête de côté vers Haiko, il lui murmura.

- Je crois… que tu fais effet à tout le monde.

Puis il fait un geste en direction du plafond, presque paresseux, du menton.

- Il y a là... un trafic. Et pas que d'objets illégaux.

  Il voyait, dans un coin, une jeune femme échanger de la monnaie contre ce qui était un amas d’herbe venu de Chine de par des contrebandiers, probablement une variante plus discrète d’opium ou même de champignons hallucinogènes. Il voyait, d’un autre côté, deux gardes du corps emporter un homme qui venait de tout perdre aux jeux. Sans détourner son regard absent de la table de jeu devant lui, Kazuki pouvait même apercevoir, dans les sous-sols du salon de jeu, d’autres hommes armés en train d’affûter leurs armes, notamment des sabres et des hachettes. Des couteaux, aussi. La protection était lourdement armée ici.

Pourtant, Haiko avait un cœur qui semblait palpiter sous l’excitation. Cela ne dérangeait pas Kazuki. La soif de sang était souvent plus que présent chez certains Pourfendeurs. Une majorité d’entre eux était alors beaucoup plus imprudent en combat. Ceux-là, Kazuki n’y manquait pas de leur rappeler leur place en tant que proie des Démons en ce monde. Le Pilier, lui, semblait s’y complaire plus que de raison. Si son comportement était aussi ouvert à la violence et aux pulsions tout en maintenant sa place, c’était bien pour une raison. Et Kazuki comptait en capitaliser cet aspect-là ce soir.

- Ou que l’on obtiendra satisfaction, si on gagne.

Le Démon ne prit pas offense à la remarque du Pilier. Cependant, Kazuki en prit note. Il sortit une autre bourse de son long manteau sombre et en tendit les épaisses pièces à la ‘concubine’ l’accompagnant, pour qu’il puisse commander des verres auprès de l’un des nombreux traitants travaillant ici. Kazuki entama les jeux en compagnie des autres joueur. L’alcool coulait à flot dans leurs veines, mais ils avaient une étonnante clarté d’esprit. Comme quoi, ils étaient plus que des habitués de la boisson. Lui, il était un habitué de la chair. Les jeux commencèrent et Kazuki mit les mains sur la table, l’air pensif.

La tricherie était présente. Évidemment. Sous la table se cachait une sorte de mécanisme pouvant faire tomber les billes de couleur en silence tout en les remplaçant par d’autres, alors Kazuki en profitait. Évidemment, il se permit de perdre, et de remiser. Mais petit à petit, il semblait comprendre le jeu, jouait d’un faux air innocent. À force alors fut-il en train de construire sa petite fortune en monnaie sonnante et trébuchante. Vers la fin, il avait fini par gagner l’attention de certaines personnes qui n’étaient pas contente.

Il ne fut donc pas surpris de sentir une main sur son épaule.

- Hey toi, l’affreux au costume !

Kazuki ne fit qu’un léger mouvement de tête comme pour le ‘regarder’. Évidemment, il n’avait pas de yeux, mais il n’en avait pas besoin pour savoir que l’autre avait un masque d’Oni beaucoup plus horrible et qu’il empestait le saké. L’un des joueurs qui avaient quitté la table plus tôt sous le coup de chance forcé de Kazuki.

- À cause de toi, j’ai perdu un pari ! Donne-moi un peu de ton argent !

- Non.

- Messieurs ! Fit le gérant de la table de jeu, déjà en sueur. Ne me forcez pas à appeler la garde !

- Ils n’en auront pas besoin. Donnez à ce monsieur une jarre de saké, pour le calmer. Sur la maison !

Un jeune homme vint à leur rencontre, en beau costume. Un regard qui était aussi chaleureux qu’un serpent trouvant une souris, en tenue extravagante.

- Je vois que messieurs ici présent sont d’habiles joueurs ! Vous savez, on peut vous autoriser l’accès en haut pour un meilleur service… si vous voulez bien vous séparer d’une partie de votre trésor.

- Vendu.

- On est avare, à ce que je vois !

Kazuki se permit un ricanement. Les gens aux alentours s’en sentirent mal à l’aise. Certains Rônins avaient une réputation sanguinaire, après tout. Une femme encaissant leurs gains et en donnant l’autre partie à Kazuki, qu’il partagea avec Haiko pour qu’il s’achète d’autres boissons, il suivit leur hôte surprise vers les escaliers qui montaient vers l’étage supérieur. Kazuki se permit une sorte de grognement appréciateur.

Les femmes en tenues légères ne l’intéressaient pas. Les hommes à la fine musculature ne l’intéressaient pas. Non, ce qui l’intéressait était la présence d’esclaves que les trafiquant de cet endroit se permettait d’avoir. Que ceux qui avaient une dette énorme n’avaient pas le choix, mais de servir. L’un d’entre eux était près d’un joueur lorsque celui-ci perdit une manche et qui, dans sa colère, se leva pour entailler le visage d’un jeune adolescent. Leur hôte claqua plusieurs fois la langue.

- Ah, ces jeunes. Aucun respect pour leur aîné. S’il avait eu un verre de saké prêt au lieu de se tenir debout comme un idiot, il n’aurait pas fini ainsi.

Leur homme tourna son regard vers le duo et malgré le masque sur son visage, l’on pouvait sentir son sourire.

- Il y a plusieurs sortes de jeux ce soir, notamment un jeu de lancer du couteau. Notre cible est fort heureusement… petite à atteindre !

Kazuki pencha la tête de côté. Les bandits avaient une influence non-négligeable. Plusieurs régions du japons en pullulaient et celle-ci ne faisait pas exception. Si le Daimyo laissait passer ça, c’était parce qu’il avait soit besoin d’argent… soit qu’il n’avait pas la force nécessaire de tout nettoyer. Le Démon tourna son regard vers Haiko.

- Qu’en dis-tu ?