La nuit lui donne un teint onirique, qui tire peut-être sur le gris lorsque les lanternes ne l'éclairent pas assez. C'est la lune qui fait luire sa peau d'une douce et timide couleur bleutée, comme un sous ton d'onirisme. Mais ici à Kyoto, ce sont les lumières des hommes qui prédominent. La ville s'éveille de lampes jaunes, rouges, oranges. Dans ce parc pourtant, l'obscurité persiste. La nature résiste, bien qu'apprivoisée par la main de l'homme, comme en témoigne les petits jardins parfaitement entretenus et le son régulier d'un bambou sous de l'eau.
Rensei darde ses yeux d'océan sur le visage de l'étranger. Elle cligne rarement des yeux et passe son temps à fixer les visages, les choses, les êtres. Elle note la couleur de sa peau dans le noir, les murmures des lueurs rougeoyantes des rues de Kyoto qui jouent dans les cheveux roux, elle note les yeux aussi bleus que profonds. Si les siens donnent envie de plonger pour rencontrer une barrière de corail, ceux de cet homme semblent vouloir vous noyer dans les profondeurs marines les plus obscures. Il sourit, amusé. Elle fut son parfait reflet, alors.
Les humains adorent qu'on les imite.
La divinatrice ne semble pas représenter de menace pour lui : il découvre son corps sous son kimono, la peau nue raconte une histoire parsemée de blessures. Les a t-il reçu en punition ou les a t-il mérité par le sang et la sueur ? Rensei cache la moitié de son visage dans son bras, la manche de son propre haori tombant devant ses genoux. Elle mime parfaitement la gêne délicate des dames japonaises, étouffe un rire cristallin et léger. La démone se demande s'il parlait premier degré, ou s'il lui faut attraper de justesse les perches tendues dans ses premières paroles. Rien sur lui et pourtant, le voici présentant impudiquement ce qu'aucun japonais ne ferait devant une dame. Son regard cille un peu : son accent aussi, n'a rien de japonais. Elle l'a déjà entendu quelque part, cherche dans sa mémoire, dans ses voyages avec son Eternel. Les airs qui roulent, l'air qui roule, sous le creux de la langue, guttural presque, il vient comme les vents d'hiver vous assécher le palais avec une délicieuse sensation de chaleur gardée par les grosses fourrures.
Elle ne sait plus, se souviendra plus tard.
Ce sont des sensations qui lui reviennent, elle est sur la bonne piste, mais... cela lui échappe.
« C'est si dommage de retirer ce kimono qui vous va si bien au teint. » dit-elle alors, lui intimant discrètement de se rhabiller, en bonne japonaise qu'elle incarne.
Mais Rensei a parcouru le monde.
Le monde n'est pas aussi pudique que le japon. Elle non plus. Elle feint, simplement. C'est amusant, après tout.
Il a un mouvement vers l'avant, cherche un équilibre retenu dans un cri surpris et retombe dans l'herbe. Elle suit son regard sur un chat qui a choisi de l'accompagner dans sa sieste du début de la nuit. Quelle idée de dormir la nuit... La créature féline ne fait ni chaud ni froid à Rensei, elle n'est pas intéressée par les animaux, mais lui semble l'être et lui prêter de l'attention. Il rit légèrement au miaulement du félin.
Elle mimique, naturellement.
Chat blanc sur lui, chat noir tout à côté prêt à le dévorer, qui sait.
Il parle de nouveau et Rensei quitte des yeux l'animal pour les poser sur le visage de l'étranger. Elle fixe intensément ses prunelles aussi bleues que les siennes. Elle remarque aisément qu'il ne craint pas ce genre de regard, le soutien sans retenu, sans a priori, sans provocation. C'est agréable. C'est intense aussi, d'une certaine façon.
Il a du charme, à n'en point douter. Rensei trouve parfois certains humains beaux à observer. Si cela les sauve ou pas, elle n'en sait rien. Il lui ait déjà arrivé d'offrir des belles proies à Fuhen. Et parfois juste elle s'abîme à les regarder vivre, profiter de leur si courte existence.
Rensei, elle, a perdu le fil des années depuis bien longtemps.
Elle s'est perdue dans ses réflexions et dans sa fixation. Le regard toujours posé sur le visage de ce jeune homme, venu assurément d'ailleurs, qui porte sur lui et sans honte les traces de son histoire. Il parle facilement, il est à l'aise rapidement. Il n'a rien d'un japonais, finalement, si ce n'est le dialecte parfaitement maîtrisé. Elle hoche la tête, curieuse.
Mais d'où vient-il, alors ? Elle n'arrive pas à se souvenir.
Rensei écarte doucement sa main de son visage, toute délicate. Ses ongles se déplient comme ses doigts pour qu'elle les glisse dans une caresse dans l'herbe. Elle laisse ses hanches glisser sur le sol, et s'installe semble t-il, confortablement à côté du jeune homme. Ses cheveux coulent librement sur son épaule, alors que son bras dérive près du haut de ses cuisses, abandonné à la gravité. Se maintenir ainsi sur un bras, ne lui coute aucun effort mais chaque geste est parfaitement exécuté pour paraitre le plus naturel possible, le plus léger possible pourtant.
Elle ne se supporte pas sur ce seul bras, au final : elle épouse l'air, la terre.
Légère, oui.
« Pourquoi une étoile tomberait du ciel pour dépouiller un homme ? » demande t-elle, légitime dans sa question. Elle plisse quelque peu les yeux, fronce son petit nez. Ses yeux coulent sur le pelage blanc du chat alors qu'elle tend les doigts de sa main libre par-dessus le ventre du roux, s'en approchant, en toute innocence. « Qu'auriez-vous à lui offrir ? »
La douceur des vagues de ses yeux rencontre l'abîme océanique des précieuses de l'étranger.