Clapotis lorsque son petit pied tombe dans une flaque et éclabousse tout autour. Mumei court dans la forêt, son arc dans le dos et un carquois rempli de flèches neuves. A sa taille, son petit poignard tamponne ses reins sous la cape de fourrure blanche.
Après sa rencontre avec Hiro le danseur d'eau, elle a pris le temps de se fabriquer des flèches avec les forgerons. Bienheureux de la voir enfin s'intéresser à l'art de la forge, ils ne se sont pas opposés à sa demande. Elle a pu voir et comprendre comment faire des pointes en acier. Ils n'ont pas accepté de lui laisser les faire en nichirin "C'est trop précieux pour toi, enfant-chien !" lui a t-on dit alors.
Trop précieux... Rien n'est trop précieux lorsqu'il s'agit de Kohaku.

Mumei a chassé le matin, et a dormi l'après-midi. Cela fait quelques jours qu'elle est repartie du village des forgerons. Il est loin maintenant. Elle est allée encore plus loin que la fois où elle a rencontré Kazuki. Plus loin encore que quand elle a croisé Yamato. Revenir chez elle, après tous ces évènements, lui a fait le plus grand bien et elle avance petit à petit dans sa quête. Hiro est gentil, il lui a appris des choses. Elle a hâte de leur prochaine entrevue pour lui montrer ses progrés.
De ses expériences, elle en tire des leçons.

Mumei est plus silencieuse maintenant, lorsqu'elle voyage dans la forêt. Elle fait moins craquer les branches, les feuilles. Elle est presque comme les loups quand ils pistaient l'un derrière l'autre. Des bons souvenirs l'accompagnent, alors qu'elle caracole de joie entre les arbres. Le ciel est clair, la nuit sera fraîche et revigorante.
Et même si elle craint parfois de retomber sur Kazuki, elle n'a pas peur de la nuit.

La brise légère est contre elle, et si elle suit les mouvements des ombres alentours, elle se trouve en contrebas d'une colline. Mumei décide de la grimper afin d'avoir un point de vue surélevée des alentours. Elle a de quoi manger ce soir, alors elle n'est pas dans l'urgence de la chasse. Et malgré toutes ses aventures, Mumei aime voyager la nuit. Au fond, elle se doute que Kohaku la réprimanderait pour ça, mais... la lune est si belle dans son croissant.

L'enfant-loup s'est postée au sommet, après une longue marche dans une pente parfois ardue. Mais le jeu en valait la chandelle... Le ciel plein d'étoiles et son astre phare illumine la forêt en contrebas. Une petite brume s'est levée, mais rien qui ne puisse gêner la vision de Mumei. Elle observe avec admiration la beauté du paysage qui s'offre à elle.
Mumei fait le tour du plateau rocheux où elle se trouve, son regard brun derrière son masque de céramique parcourt l'immensité de la forêt en contrebas. Elle voit au loin les lumières de villages, de villes. Là-bas, où elle ira un jour.
Le jour d'après.

Mumei soupire et s'assoit finalement. Un peu de repos après cette longue marche ne lui ferait pas de mal... Mais son petit nez se pince, une fragrance bien connue, parfois redoutée, qui lui titille les narines. Elle connait cette odeur, mais celle-ci se dissipe.
Un démon est passé par ici. Elle se demande si elle le connait. Reviendra t-il sur ses pas ? Elle ne sait pas trop quoi en penser. Est-il un comme Kazuki, ou un comme Miyuki ?

En tout cas, elle est certaine qu'il ne s'agit pas de Kohaku. Son odeur à lui, elle la reconnaitrait entre milles autres.
Mumei décide bouger du plateau. Ici, elle ne peut pas faire de feu sans qu'il ne soit trop visible. Elle va s'abriter sous les arbres, aux abords du sommet. Trouvant une petite clairière, vraiment petite mais suffisante pour elle, et après avoir ramassé des branches sèches sur son chemin, elle s'active à allumer un feu de camp.

La nuit est fraîche. Clac, clac, font les silex entre eux. La pierre à feu fait des étincelles, et enfin, après quatre ou cinq coups réguliers, la paille sèche s'embrase. A travers son masque, elle souffle, fait s'enflammer le feu naissant. La fumée lui pique les yeux, mais elle n'en a cure. Délicatement, Mumei nourrit le feu de petites branches sèches d'abord. Son œuvre prend vie, grandit. Elle se perd dans la danse des flammes qui lèchent le bois. Elle lui en donne encore puisqu'il est si gourmand et d'un appétit insatiable.
Lorsqu'elle se frotte les mains pour en enlever les petites écorces et la poussière, le feu est grand. Suffisamment pour la maintenir au chaud, suffisamment pour apaiser son petit cœur. La lumière qui l'accompagne est elle aussi bienvenue. Le feu est chaleureux et entoure Mumei d'un drap chaud et réconfortant.

L'enfant-loup s'accroupit devant lui, et dissocie, perdue dans la contemplation de ses propres pensée à travers le crépitement du feu. Sa fumée s'élève loin au-dessus des arbres, et elle la suit des yeux, un instant, avant d'entourer ses jambes de ses petits bras. Elle a posé son arc et ses flèches près d'elle. Elle ferme les yeux, s'oublie dans le silence de la nuit.
Son esprit vagabonde vers un visage qui ne la quitte jamais longtemps. Il a les yeux plein de soleil, et une iris comme celle d'un chat. Lorsqu'il lui sourit, elle peut admirer ses canines blanches comme neige. Lorsqu'il passe une main dans ses cheveux faits de charbon et de sang, elle sent son petit cœur fondre. Elle fond encore plus, lorsqu'elle l'imagine passer son doigt fin et griffu sur sa joue d'humaine. Penser à Kohaku lui permet d'oublier sa solitude.
Cela fait longtemps qu'elle ne l'a pas vu, et il lui manque atrocement. Elle espère le recroiser bientôt, et lui montrer ses progrès. Elle espère le rendre fier et voir un sourire naître sur son visage lorsqu'il aura encore des doux mots à son égard.
Kohaku, répète t-elle dans sa tête, comme une incantation sacrée.

Une brise singulière fait danser la fourrure blanche et les quelques mèches de ses cheveux qui dépassent de son masque rouge. Mumei relève la tête lentement et devant elle, se trouve une silhouette humanoïde. Il est grand, s'accompagne d'une ombrelle pour se cacher de la lune qui pourtant l'observe comme l'un de ses enfants prodiges. Mumei le fixe, le souffle suspendu. Le silence les entoure alors qu'ils se jugent, l'un et l'autre.
Mais Mumei n'a pas peur.

Elle sait que c'est un démon. Elle n'est pas née de la dernière pluie. Aucun humain ne possède d'aussi beaux yeux que les démons. Elle s'évade dans les flammes de celui qui lui fait face. Mumei connait sa place dans ce monde. Si elle doit mourir ce soir, alors ainsi soit-il. Elle n'a pas peur.
Il dégage quelque chose d'une mélancolie et d'une lassitude soutenue. Elle le voit parce que Kohaku est comme ça lui aussi. L'éternité, c'est long, lorsqu'on marche sous le regard de la lune. Mumei comprend ça.

L'enfant-loup se redresse quelque peu aux paroles du démon. Instinctivement, elle porte ses petits doigts sur la jade et la fait rouler d'un toucher léger et délicat. Elle est toujours là, accrochée à son cou, comme la présence de son propriétaire marque son existence depuis leur rencontre. Mumei fixe sans ciller son vis-à-vis et d'une voix neutre, elle lui répond.

« On l'a offert à Mumei. »

Elle hésite toujours à parler de Kohaku devant d'autres démons. Quand bien même, celui-ci est le premier à remarquer le collier que le Conseiller lui a offert. C'est un cadeau précieux, et Mumei y tient comme à sa vie. Ses yeux bruns se portent sur les flammes après un moment à observer dans un silence détendu les précieuses du démon.
Mumei fouille dans son petit sac à côté d'elle. Elle sait que peu importe ce qu'elle fera, lui ne la craindra pas. Elle a l'habitude de n'être pas considérée comme une menace par les démons, et à juste titre ils ont raison. Aussi se sent-elle libre de faire ce qu'il lui plait sans craindre de leur faire peur. De toute façon, ce n'est pas avec son petit couteau de chasse qu'elle lui ferait quoi que ce soit, ni avec ses pointes de flèches. Ses flèches sont faites pour chasser de la chair qui baigne au soleil.
Non... Mumei sort de son sac des provisions qu'elle a pris avant de partir du village. De la viande séchée. Elle en fourre entre ses dents et tend un morceau au démon.

« Tiens, mange. » dit-elle doucement, en hochant la tête vers lui, « Peut-être que tu aimeras ça ? »

Elle n'est pas certaine, mais sait-on jamais. Les démons comme les humains sont tous différents. Kohaku n'aime pas le poisson et le riz, mais elle ne désespère pas à lui trouver quelque chose qu'il apprécie. Peut-être ce démon trouvera t-il un peu de goût à ce bout de viande séchée.
Mumei sait qu'ils se nourrissent d'humains, Miyuki le lui a dit. Quand bien même, elle trouve ça triste qu'ils n'aiment pas la nourriture humaine. Elle a encore espoir de pouvoir leur offrir à manger. S'offrir de la nourriture, c'est une grande marque d'amitié.
Lorsque sa mère louve lui donnait à manger, Mumei se sentait le cœur rempli d'affection. Lorsqu'au village les forgerons reçoivent de la visite, ils offrent aussi à manger.

Mumei mâchouille son morceau de viande, lentement, laissant son palais s'empreindre de son goût de bœuf. Ses yeux bruns, derrière son masque rouge, fixent avec attention et patience le démon à l'ombrelle.
Elle n'est pas à l'abri qu'il se fâche, mais... Ainsi soit-il.

Le silence est retombé entre eux, mais Mumei connait sa valeur. Elle sait que pour un démon comme celui qu'elle a en face d'elle, le temps est une notion abstraite, qui s'étire et qui passe sur eux sans les atteindre. Kohaku est comme ça lui aussi. Elle croque son dernier morceau de viande, et vient jouer avec la jade autour de son cou, témoignage des innombrables années à fouler le japon du démon aux iris comme le soleil. Mumei est patiente, elle aussi.
Quand bien même elle ne le serait pas, par la force de leur aura, ils ne lui laissent pas le choix. Elle accepte, elle comprend. Elle sait.

Elle fixe les yeux oranges qui brillent dans l'obscurité, comme ceux d'un chat. Quand enfin le démon brise le silence qui s'est installé entre eux, une nouvelle fois, ce n'est pas pour l'accueillir de mots chaleureux. Mumei cille un peu, accuse le coup de sa froideur. Elle sait qu'elle n'est rien à ses yeux, mais ne s'attendait pas à ce qu'il se vexe de ses paroles, qui au final, ne sont que des mots prononcés par une si insignifiante créature. Elle dénote l'égo prononcée de ce démon vieux d'une éternité. C'est étrange pour quelqu'un qui a vécu si longtemps de s'attarder sur ce genre de choses, pense t-elle. Kohaku est bien différent. Ou bien... n'est-il différent qu'avec elle ?
Les questions se bousculent dans sa tête alors qu'elle réfléchit à la meilleure façon de répondre au grand démon.

« Mumei est désolée de t'avoir froissé. » elle choisit ses mots avec attention, mais une partie d'elle refuse de courber l'échine devant ce démon. Plus depuis Kazuki. « Elle ne pensait pas te donner un ordre. »

A juste titre, pour elle, cela avait été une simple proposition qu'il aurait pu décliner poliment si elle ne lui plaisait pas. Mumei connait sa place, et jamais elle ne se permettrait de donner un ordre à un démon. A quiconque. Mumei demande, toujours, Mumei propose. Mumei cligne des yeux et l'instant d'après, alors que ses mèches brunes volettent quelque peu, la viande séchée qu'elle tenait dans sa main a disparu.
Lorsqu'elle repose ses précieuses noisettes sur lui, elle le jalouse d'avoir quatre si beaux yeux. Mumei n'en a que deux, et qu'est-ce qu'ils sont banaux. Ceux de ce démon ne sont pas aussi beaux que ceux de Kohaku, qu'elle ne se lasse pas de peindre, mais ils sont tout de même spéciaux. Ils ont quelque chose du feu de camp qui danse à côté d'elle.

Elle sourit légèrement derrière son masque en le voyant se décider à goûter ce qu'elle lui a proposé. Dans son silence, elle le remercie pour ce geste. Quelque part, elle se dit que ça ne doit pas être bien facile de ne jamais trouver quelque chose à son goût. Mumei le laisse pudiquement découvrir la viande offerte alors qu'elle glisse son regard sur les flammes.
Il ne dit rien. Mais il ne s'énerve pas de nouveau. Le silence les cueille une nouvelle fois, et les enveloppe comme le manteau de la nuit. Mumei a pris un nouveau bout de bœuf séché et mâchonne, perdue dans la contemplation du feu.
Mumei se sent observée, mais elle n'en a cure. La nuit est calme et reposante. Il peut l'observer autant qu'il le souhaite. Elle fera bien de même lorsqu'elle en aura envie. Dans le silence, parce que les mots sont importants. Parce que parler pour ne rien dire, c'est fatiguant. L'enfant-loup ferme les yeux un instant, reposant ses petits bras autour de ses jambes après avoir fini son deuxième morceau de viande.
Le temps s'étire, comme les interminables décennies qu'à du vivre ce démon.
Mumei comprend et quelque part, elle compatit à leur ennui. Elle-même serait devenue folle, forcée à vivre l'éternité en tournant en rond. Parce qu'après avoir tout fait, tout réalisé, que reste t-il ? Elle se le demande bien.

Il vient s'assoir en face d'elle, et Mumei plante de nouveau ses yeux bruns dans les quatre pupilles distinctes du démon. L'instant est précieux, hors du temps. Elle en a conscience. Elle profite du cadeau qu'il lui offre de ne pas la dévorer, pour le moment. Que pourrait-elle y faire de toute façon ? Il bouge comme Kohaku, un souffle d'air et le voici devant, le voici derrière, de nouveau devant. Il lui suffirait d'un clignement de paupière pour lui prendre la vie. Mumei en a conscience, mais cette pensée... elle l'a acceptée depuis un moment. Kazuki le lui a rappelé.
Si elle doit mourir ce soir, c'est l'ordre des choses.

Aussi le regarde t-elle avec curiosité, finalement. Mumei n'a pas peur.
Elle trouve qu'il y a un côté ironique au fait qu'elle se sente bien plus à l'aise en la présence de démons qu'en la présence d'humains. La fracture qui la sépare des "siens" s'agrandit jour après jour. Et jour après jour, Mumei s'éloigne de la maison.

Elle détaille les traits particuliers du visage de ce démon, les tatouages qu'il arbore, la façon dont sont agencés ses quatre yeux et ceux qui courent autour de son cou, vitreux. Elle penche quelque peu la tête de côté, interloquée, mais se rend bien vite compte que c'est comme les chasseurs gardant des bois de cerfs ou des peaux d'ours. Des peaux de loups.
Enfin, il brise de nouveau leur silence et lui fait froncer les sourcils derrière son masque rouge.

Mumei relève la tête lentement, mais ne fait rien d'autre. Elle ne mène pas ses mains à son masque, ni ne daigne délacer ses bras d'autour de ses jambes. Elle est à la fois perplexe et un peu vexée. Voici qu'il lui donne des ordres alors qu'il refuse d'en recevoir. Ce n'est pas comme ça que cela fonctionne, pense t-elle. Ce n'est pas juste.
Mumei sait pourtant qu'elle avance sur le fil d'un rasoir avec lui, et que chaque mot peut la trahir. Elle se refuse pourtant à lui obéir. Cacher son vrai visage, c'est trop important pour elle.

« Mumei préfère garder son faux visage. » dit-elle sans trembler.

Mumei en a marre que les démons prennent la liberté de lui retirer son masque son vergogne pour la regarder. Elle se sent nue. Elle se sent impuissante. Dépossédée. Mumei aimerait choisir quand elle veut se dévoiler à eux. Elle veut choisir quand le faire, parce qu'elle ne se sent pas toujours elle-même. Mais ça, elle doute qu'il comprenne.
Mumei s'attend à ce qu'il s'énerve, et il serait dans son droit. Elle s'attend à ce qu'il lui arrache son faux-visage de force, comme tous les autres. Au moins aura t-elle eu le mérite d'exprimer sa limite.

Le regard l'un dans l'autre, et simplement séparés par le feu, plus que par leur existence même.
Parce que finalement, ils pourraient se comprendre s'ils le voulaient vraiment.

Mumei attend une réprimande qui ne vient jamais. Elle assiste à un changement soudain sur l'expression de cet étranger, qui se tient assis face à elle. Face au feu.
Quatre yeux s'écarquillent, et un trouble extrêmement passager s'efface rapidement de ce visage qu'elle apprend à imprimer dans sa mémoire. Mumei est observatrice : rien ne lui échappe concernant le langage corporel. Les loups lui ont enseigné qu'au plus tôt elle lirait cette langue, au plus tôt elle arrêterait de se faire mordre ou grogner. Mumei ne se souvient plus exactement, mais elle sait qu'elle était petite. Encore plus petite qu'aujourd'hui. Toute petite.
Ce langage, elle le connait bien, et chez des personnes qui ont vécu dix éternités comme lui et comme Kohaku, ce langage est flagrant et limpide. Mumei se demande parfois s'ils leur arrivent d'oublier comment parler. Elle se souvient de la voix un peu rayée de Sang-du-Soleil, la première fois qu'il lui a adressé la parole. Leur arrive-t-il de passer des jours, des mois, sans prononcer un mot ? Mumei se demande. Se questionne.

Le silence est retombé entre eux, et le temps s'étire encore. Mumei laisse faire. Ils ont toute la nuit devant eux et elle vient à peine de tomber. Calmement, elle repose sa tête sur ses genoux, et observe la face redevenue égale et empreinte d'une neutralité froide du démon aux quatre iris. Les flammes font dans ses yeux des arabesques, qu'elle aimerait voir de plus près. Une irrésistible envie de le voir de plus près. Pourtant, Mumei reste immobile.
Ici, elle ne décide pas.
Elle a compris : avec lui, elle peut opposer ses idées et ses besoins, mais il aura le dernier mot s'il le veut. Pourtant, de l'impulsivité perçue quelques instants plus tôt, il n'y a plus trace. Il aurait pu lui arracher son masque, la forcer dans un coin de son être qu'elle n'aime pas, dans les profondeurs de son âme qu'elle ne connait pas. En terrain inconnu et hostile.
Il n'en a rien fait.
Doit-elle le remercier ?

Mumei est tirée de ses réflexions. Elle se redresse quelque peu lorsqu'enfin il se décide à arrêter le temps une nouvelle fois, et à bouger. Il se lève. Il est grand. Très grand. Mumei est encore assise par terre et elle se sent presque opprimée par la stature de ce géant. Elle se sent ridiculement insignifiante, tout d'un coup et retient un mouvement de recul. Il écrase la seule source de chaleur et de réconfort qu'elle avait pour elle. Mais Mumei accepte. De toute manière, que pourrait-elle y faire ? Le feu s'essouffle devant elle. Il ne reste que des braises qui se meurent lentement, alors que même la nuit ne leur donne aucun souffle.

La proposition la laisse pantoise.
L'étonnement la paralyse, alors que son cerveau procède au traitement de la question posée. Mumei a naturellement relevée la tête vers lui, cherchant à accrocher son regard dans le sien, peu importe que ce soit les yeux du bas ou du haut. Mais de là où il se tient, si haut, et de là où elle reste, si basse, il lui est impossible de le voir. L'ombrelle n'arrange rien. Pourquoi se cache t-il sous elle ? Craint-il la lune comme le soleil ?
L'enfant-loup se relève prestement. Elle lui fait face. Ainsi debout, il a l'air toujours inatteignable et elle doit contorsionner quelque peu sa nuque pour apercevoir l'orangé dans ses prunelles multiples, délicatement éclairées par quelques rayons lunaires qui traversent l'ombrelle. Le feu est là. Dans ses yeux.
Il n'est pas mort. Il l'a juste englouti.

Mumei penche sa tête de côté, croise les mains derrière son dos, fronce les sourcils et son petit nez derrière son masque de céramique en se mettant sur la pointe des pieds. Balancement d'avant en arrière, discret, pour se reposer à terre, enfin.
Mumei ne sait pas si elle a le droit d'accepter. Elle ne sait pas si elle le mérite. Mais la tentation est trop grande et son cœur trop impulsif. Mumei n'écoute que ses envies.

« Mumei veut bien chasser avec toi. » répond-elle dans un hochement de tête, comme s'il lui avait vraiment laissé le choix.

Puis elle attrape le tissu de son vêtement et tire dessus, mal à l'aise encore par la proposition et sa propre condition. Il n'y a rien qui va, et elle a l'impression que la situation est irréelle. Kohaku ne lui a jamais proposé de chasser avec lui, encore... C'est le rêve qu'elle poursuit, sacré. A t-elle le droit d'accompagner ce personnage faire quelque chose qu'elle voulait faire avec Kohaku ? Elle ne sait pas.
Mumei se cherche des excuses. Elle se dit qu'au moins, quand elle ira avec lui, elle saura faire déjà. Oui voilà.

L'enfant-loup relève une nouvelle fois son visage masqué vers celui de la grande personne devant elle, soudainement revigorée et plus vivante, animée. Impatiente, presque.

« Mumei a déjà chassé, mais jamais avec une personne comme toi. »

Démon, humain, animal. Pour elle, chaque être se respecte de la même façon.
Elle aimerait demander quelque chose, mais Mumei ne sait pas si elle peut. Va t-il se vexer comme il l'a fait précédemment, alors qu'elle lui offrait quelque chose ? Elle gigote un peu, puis se lance.
Courage, détermination. Battre le fer tant qu'il est encore chaud.

« Est-ce que tu peux apprendre à Mumei comment on chasse comme quelqu'un comme toi ? »

Parce que Mumei sait chasser. Lapin, daim, même sanglier. Mais Mumei ne mange pas les humains, Mumei ne chasse pas les humains. Elle a déjà entendu des histoires d'humains qui se chassent entre eux, ça oui. Mais entre eux, ils ne chassent pas pour manger, juste pour punir ou tuer.
Mumei ne sait pas trop si c'est bien qu'elle accompagne ce démon. Mais la curiosité est plus forte que tout, elle veut voir.

Elle veut comprendre.
Elle veut apprendre.

Les mots de Mumei font de nouveau place au silence. Elle essaye d'observer son visage tatoué, mais ne devine que quelques lueurs dans les quatre pupilles oranges qui la regardent elles aussi. Le silence ne la gêne pas, pas plus qu'il ne la réconforte. Il est là, simplement. Comme avec Kohaku, pour leur première rencontre, instinctivement Mumei établie et suit la règle du chacun son tour. L'un après l'autre, ils se disent quelques mots. S'avancent, se rapprochent. Elle a fait un pas vers lui en acceptant sa proposition, quand bien même il l'aurait forcée si elle s'y était opposée. Elle a tout de même donné son accord, et c'est important de le souligner.
C'est à lui, donc, de choisir quoi faire et quoi dire.

En attendant, Mumei en profite pour le détailler dans ce qu'elle peut voir de lui sous le couvert de l'ombrelle et celui de la nuit. Ses yeux se sont peu à peu habitués à l'obscurité ambiante, depuis que le feu a été englouti dans les yeux du démon. Mumei est jalouse, elle aussi aimerait avoir du feu dans les yeux. Ou le soleil, comme Kohaku. Ils sont tous si différents.
Elle se questionne sur les tatouages de celui dont elle ignore le nom. Les a t-il reçu dans sa vie d'éternité ? Lui a t-on donné, fait, imposé ? Les a t-il choisi ? Mumei a rarement croisé des personnes marquées ainsi. Elle devine les traits sur son front, qui pointent en plein milieu de ses yeux. Elle peut mieux voir les lignes noires et imposantes qui parcourent son torse à demi dénudé. Elle glisse ses précieuses brunes sur le cercle à son épaule. Enfin, elle se rend compte de la qualité du tissu qu'il porte. Il doit, a priori, prendre soin de ses affaires et aimer les belles choses lui aussi. Mumei se souvient du haori que Nikki lui a offert. Il est tout doux. Elle a envie de toucher le kimono de cet étranger, pour voir si lui aussi est aussi doux.

Ils tendirent une main, tous les deux, en même temps. Seulement, le bras de Mumei étant plus court, et ayant hésité une seconde, il n'atteint jamais sa cible. L'enfant-loup, de surprise, agrippe le bras qui la soulève. Le geste est effectué avec douceur, mais un sentiment d'impuissance l'envahit, ainsi qu'une certaine panique. Elle se débat quelque peu, mais cette poigne est démesurément trop forte pour elle. Sa surprise est plus grande encore, lorsqu'elle est relâchée au-dessus du monde.
Mumei reste pantoise. Est-ce qu'elle est vraiment sur lui, maintenant ? Tout de suite ? Comme ça ? Si vite ? Sans prévenir ?

L'ordre est murmuré dans un langage subtil, et elle n'a pas le temps de le remettre en question. Mumei s'accroche, alors que le vent s'engouffre dans son masque et fait voler la fourrure blanche. Elle glisse d'abord : c'est sa première chevauchée après tout. Elle tente de se repositionner, glisse encore, se rétablie, essaye une autre prise. Elle n'ose pas trop serrer, cette soudaine proximité la met un peu mal à l'aise même si elle l'a désirée auparavant. Mumei, enfin, finit par trouver une position plus confortable, les jambes croisées sur le plexus puissant. Elle tente à présent d'apprécier la course de sa monture improvisée, d'en épouser les mouvements. C'est un exercice nouveau. La vitesse est grisante.
Sous son masque rouge, un sourire étire ses lèvres. Elle devine, plus qu'elle ne les voit, les arbres tout autour d'eux qui filent comme aspirés dans leur sillage. Mumei s'abaisse dans les cheveux rosés, et le vent n'a plus d'emprise sur elle et ne cherche plus à la faire tomber. Elle le sent maintenant glisser sur elle et elle se sent comme un oiseau.

Leur escapade s'arrête sur une branche suffisamment lourde pour les supporter tous les deux. Mumei regarde devant. Elle voit le hameau et ses lumières tamisées. Elle imagine la vie paisible de ces personnes. Tranquillité apparente. Comme une biche brouterait de l'herbe sous l'œil aguerri d'un prédateur. Elle sent une certaine tension dans le corps qui la porte. Une tension calme, d'expérience. Elle n'oserait demander combien de fois il a vécu cette situation. Et puis de toute manière, elle ne saurait pas compter jusque là.
Ses petites mains ont trouvé refuge dans le creux du cou du démon. Sous ses doigts, elle sent vibrer son être lorsqu'il lui murmure une question.

Mumei accuse le coup, une part d'elle se refuse à la réalité. Elle a l'impression de rêver, que lorsqu'elle se réveillera dans quelques heures, rien de tout ça n'aura eu lieu. Pourtant, l'autre moitié d'elle sait. Elle mâche, la langue soudainement très sèche. Elle n'a pas de réponse à donner. Elle n'en trouve pas.
Les cordes vocales vibrent de nouveau, et ses petits doigts pianotent quelque peu sur la peau pâle en réponse. La deuxième question ne trouve pas de réponse non plus et la plonge plus profondément dans les méandres de son esprit troublé. Humaine ? Mumei se demande.

L'enfant sauvage jette prestement ses jambes en arrière et se laisse glisser doucement le long du dos. Froissement de tissu du kimono : il est très doux. Mumei pose ses pieds sur la branche à son tour, s'accroupie pour se faire plus petite et discrète. Son regard est rivé sur le hameau. Elle respire doucement, mais irrégulièrement. Quelque chose en elle est en proie à une inquiétude soutenue. Un stresse, appréhension compréhensible de ce qui va arriver.
Enfin, Mumei répond.

« Mumei ne sait pas ce qu'elle est. »

A t-elle vraiment le droit ? Est-ce que c'est bien, est-ce que c'est mal ? Est-elle vraiment une humaine, malgré tout ? Elle n'est pas plus une louve qu'une humaine, elle n'est que Mumei. Mumei ne sait pas ce qu'elle doit faire.
Elle aimerait demander mais lorsqu'elle pose ses yeux, derrière son masque, sur le visage du démon sans-nom, elle n'ose pas.

Elle pense à Kohaku et soudain, elle culpabilise.
Elle ne sait pas ce qu'il lui dirait de faire ou de ne pas faire. Mais une intuition lui dit qu'il ne serait pas content de la voir là.
Mumei repose ses yeux sur le village. Elle baisse un peu la tête. Peut-être peut-elle demander encore un peu de temps ?

« Pour l'instant, Mumei veut voir. » chuchote t-elle.

Juste voir.
Repousser l'échéance, au plus tard possible.
Pour sa propre intégrité mentale.

Mumei gigote un peu, d'impatience et d'un malaise visible. Quelque chose en elle gronde, et quelque chose veut s'enfuir loin d'ici. Une voix lui dit de partir, l'autre lui dit "Pourquoi pas ?". Elle ne sait pas ce qu'elle doit faire et cherche dans les leçons apprises ces dernières semaines.

Courage et détermination ?
Battre le fer tant qu'il est encore chaud.

Mais la nuit, les monstres sortent.
Tout comme le jour.

Les êtres faibles ne survivent pas.
Est-ce que c'est ça, devenir plus forte ?

Mumei serre les poings sur ses genoux, coincée dans ses propres réflexions.
Et dans le village en contrebas, on ne se doute de rien.