Le crépuscule s'annonçait déjà, couvrant de son voile d'orangé et de mauve le village des forgerons. On pouvait entendre en écho aux marteaux sur les forges, les couverts des cuisinières s'activant. En passant dans les rues, Kiri sentait le riz chaud et le poisson grillé. Elle s'en emplit les poumons, mais ne put apprécier une offrande de quelques villageois ses mains déjà pleines, les remercia tout de même poliment plusieurs fois. Son forgeron attitré lui avait demandé de passer au plus tôt. Ayant pour une rare occasion un temps mort, la fille du feu avait décidé de rendre visite quelques heures plus tôt à son confrère de la brume à Kyoto.
Après sa déconvenue avec Haiko Jäger, Kiri cherchait à se changer les idées.

Troublée par le comportement du magicien, et par son affectation à un si haut poste malgré tout, elle avait rongé son frein toute la journée en attendant que son forgeron fignolait sa large épée rouge. L'acier était formidablement bien travaillé et terriblement lourd lorsqu'elle la mania de nouveau pour s'en assurer de la qualité sous l'oeil attentif du forgeron. Tous deux se côtoyaient depuis de nombreuses années. Il s'était occupé autant des lames de Kiri que de celle de son défunt frère Kito. Une prouesse sachant la qualité du travail qu'il donnait sur des lames aussi différentes. Kito avait toujours préféré des katanas très légers au contraire de sa soeur. L'épée à deux mains trouva sa juste place dans le creux de son dos, alors que la pourfendeuse vermeille saluait poliment son ami de la forge.

Son regard se porta sur les hauts du village, où trônait fièrement à côté des onsens le temple, refuge de nombreux pourfendeurs venant ici. A la pensée de s'y rendre, son cœur se gonfla d'une chaleur réconfortante.
Kiri s'engagea dans les nombreux escaliers menant au temple, pensive, ressassant les différentes possibilités qui s'offraient au problème d'Haiko. Elle ne pouvait pas laisser passer son comportement et se devait d'en informer au plus vite les hautes instances. Demain, elle enverrait un message au pilier de l'eau. Même si Kiri était juste et très attachée à ses valeurs, elle avait pour ce coup besoin de l'ascendant d'un confrère de confiance pour trancher.

Lorsque Kiri releva la tête de ses pieds, elle se trouvait déjà devant l'entrée du temple. Ne pouvant joindre ses paumes de main, elle salua tout de même respectueusement avant de pousser d'une épaule forte la porte en bois qui grinça de son ton familier. Le temple sentait l'encens, le frais, et les plantes nombreuses et variées.
Les bras chargés, Kiri s'engagea sans plus attendre dans le long couloir menant à la grande salle de prière, après avoir pris soin de retirer comme elle put ses bottes. Elle darda son œil violine sur l'obscur qui engloutissait petit à petit le village et ses alentours. Ici, ils ne craignaient pas les démons, mais la pilier ne pouvait empêcher la tension qu'elle ressentait chaque nouvelle nuit qui se présentait à sa vie.

Un grand sourire étira ses lèvres et ses pensées s'envolèrent jusqu'au visage doux de la miko gardienne du temple. Après avoir grondé, elle vint la saluer en lui offrant sans plus attendre son aide. Kiri emplit ses poumons silencieusement des odeurs du temple, l'oeil brillant d'une émotion contenue. La Zenrei était d'abord une fille de la noblesse japonaise : ses longues et éprouvantes leçons de politesse trouvaient leur force autant dans celles rigides du maniement du katana. Aussi, Kiri pressa ce qu'elle tenait dans les mains contre sa poitrine pour ne rien faire tomber lorsqu'elle salua la prêtresse, s'abaissant bien poliment malgré le sourire qui fendait son visage éprouvé par les combats. Il n'en fut que plus grand lorsqu'elle se redressa et darda son violine dans les précieuses de la miko.

« Kanade-san. » murmura t-elle, et ce prénom laissa un goût de miel sur ses papilles.

Kiri lui tendit les différents paquets qui s'amoncelaient dans ses bras.

« Je suis passée à Kyoto et j'ai pensé que ça te serait utile. » La fille du feu glissa son œil unique sur les paquets offerts, avant de le plonger de nouveau sur le visage de Kanade. « Il y a de l'encens, un peu de lecture et quelques daifuku. »

La pourfendeuse ne ratait jamais une occasion d'offrir quelques choses à la miko. Elle paniquait toujours lorsqu'elle se rendait compte qu'elle n'avait rien à lui apporter, et souvent lorsque cela lui arrivait, elle finissait par cueillir des fleurs le long de sa route pour lui faire un bouquet. Cela dit, ce n'était pas le cas aujourd'hui. Le QG des pourfendeurs étant proche de Kyoto, il lui avait été facile d'aller chercher quelques cadeaux pour la prêtresse avant de venir au village des forgerons.
Kiri, les mains libres, s'avança vers l'autel après avoir déposé précautionneusement son imposante lame et alluma respectueusement une branche d'encens avant de s'agenouiller devant. L'œil fermé, elle présenta ses hommages, prit le temps d'une prière pour ses frères et sœurs d'arme, puis salua jusqu'au sol avant de se redresser et de pousser un long soupire. Son sourire s'effaça, laissant place à une expression plus neutre.
Kiri se sentait assez à l'aise avec Kanade pour ne pas se forcer à être le feu de joie de l'ordre des pourfendeurs. Quand bien même le feu sacré dans son cœur ne cessait de lui chatouiller les entrailles et l'esprit à chaque fois qu'elle était à ses côtés.

« Comment te portes-tu, Kanade-san ? As-tu avancé dans tes recherches ? » demanda t-elle.

Kiri pouvait l'écouter parler pendant des heures des choses qui passionnaient la miko.

Kiri perdit son oeil unique dans la contemplation de la fumée qui s'élevait doucement de l'encens, dans une volute dansante qui s'effaçait à mesure qu'elle s'élevait vers le plafond du temple. L'endroit était si calme... et apaisant. Pour son cœur de guerrière, et pour elle toujours à cent à l'heure, c'était une bénédiction d'être ici. Kiri savait son temps précieux, et son temps libre encore plus. Elle savait que bientôt, elle devrait repartir.
Et même si l'ambiance du temple et celle du village des forgerons poussaient à la détente, Kiri ne pouvait pas s'empêcher de guetter le moindre bruit suspect. Depuis si longtemps, elle brandissait son épée rouge pour défendre le japon dans l'ombre. Cela faisait partie de sa nature à présent.

Un soupire attira l'attention de la pilier, qui se fendit d'un fin sourire en tournant la tête vers la miko à ses côtés. Son violine s'illumina de revêche lorsque celle-ci la salua et lui offrit en guise de remerciement un beau compliment qui fit flasher les dents de Kiri entre ses lèvres, effaçant de justesse la vexation qu'aurait pu provoquer le changement soudain d'honorifique utilisé par Kanade pour l'interpeller.

La prêtresse ne perdit pas de temps et l'invita à rester déguster du thé et quelques accompagnements. L'évocation de la nourriture rappela à Kiri qu'elle n'avait pas vraiment pris le temps d'un bon repas ce jour-ci. Trop occupée à discuter forge et arme avec son forgeron attitré, et à manier sa lame. Aussi répondit-elle avec chaleur à la proposition de la miko.

« Ce sera avec grand plaisir. » et de rajouter, taquine, sans perdre la moindre occasion de teaser Kanade. « Tu sais bien que je ne me lasse pas de t'écouter parler, Kanade-san. »

Kiri laissa sa voix couler sur le prénom de la brune, son regard se plissant d'une manière doucereuse alors qu'elle l'observait s'approcher d'un coffre pour en tirer quelque chose. Un présent pour elle. La fille du feu tendit la main pour attraper le parchemin. Un portrait la représentant. C'était quelque chose de se voir en peinture, et Kiri n'était pas très à l'aise à l'idée de posséder un portrait d'elle-même. Aussi rendit-elle la peinture à Kanade.

« Ravie que tu me prennes comme modèle. » feignit-elle d'abord avant de rajouter « Garde le, tu penseras encore plus à moi comme ça. »

Son violine se posa avec assurance dans les yeux de la miko. Kiri lui souriait, ne se lassant pas non plus de la taquiner chaque fois qu'elle le pouvait. Le feu dans son regard s'embrasait à chaque fois qu'il croisait la vision de Kanade. Kiri mit fin à cette interaction, se levant et replaçant sa lourde épée dans son dos.

« Eh bien, je ne dirais pas non à ce thé, après tout. »

Kiri emboîta le pas à la miko, à travers les quelques couloirs du temple, jusqu'à un salon plus approprié pour se détendre autour d'une boisson chaude. Elle laissa poliment son arme à l'entrée, laissant ses doigts glisser sur le métal d'un rouge vif mais à la fois profond, où dansait des myriades de flammes avides de combat. La lame était parfaitement neuve et prête à en découdre. Kiri lâcha un "Mmh." satisfait et vint s'agenouiller sur un des coussins de sol devant une petite table basse où était disposé un service à thé.
C'était si calme ici. Elle fit dériver son regard sur le jardinet que laissait entrevoir la porte coulissante ouverte du salon. D'ici elle pouvait entendre une eau chantante battre régulièrement un bambou, ajoutant à l'atmosphère paisible.

« Kanade-san... » appela t-elle avec douceur, alors que son oeil cherchait de nouveau le visage de la miko. « Tes cauchemars... comment vas-tu, en ce moment ? »

Même si Kiri ne rebondissait pas tout le temps sur l'instant sur ce que lui disait la prêtresse, quand cela la concernait, elle mettait un point d'honneur à ne rien oublier. Une mine d'inquiétude se lisait sur son visage alors que, poings fermés sur ses cuisses musclées, Kiri guettait la moindre réaction.

Kiri retint la plaisanterie de la miko dans un sourire mi-blasé mi-amusé et une œillade de côté. Elle se doutait qu'elle n'était pas sérieuse quand elle qualifiait le portrait d'horreur mais le fait que Kanade lui renvoyait toujours la balle quant à ses taquineries était quelque chose que la pourfendeuse appréciait. Kanade avait du répondant, et pas uniquement avec Kiri. Si cela amusait beaucoup la fille du feu, elle se doutait que parfois cela devait mettre la prêtresse dans des situations difficiles. A tenir tête à tout le monde, elle risquait de se mettre en danger, parfois. Quelque part, Kiri se disait que son ombre avait peut-être un effet protecteur et intimidant contre tous ceux qui voulaient s'en prendre à Kanade.
Dans tous les cas, si elle apprenait un jour que quelqu'un lui avait fait du mal, elle ne donnait pas cher de sa peau.

Son oeil violine glissa du jardin à la jeune femme. Elle se perdit un instant dans la contemplation de ses traits doux et féminins. Kiri lui trouvait beaucoup de charme. Sa brûlure, qui devait sans cesse lui rappeler la nuit de la perte de sa sœur, était aussi un signe fort du caractère de la miko. La pourfendeuse gonfla sa poitrine, appréciant la chaleur qui l'enveloppait dans l'instant. C'était toujours comme cela, en la présence de Kanade. C'était aussi pour cela, qu'elle y revenait sans cesse.

Calme et confiante, elle dénota tout de même le trouble de la brune, lorsque celle-ci fit tomber son regard dans le fond de sa tasse de thé. Les doigts de Kiri se crispèrent quelque peu autour de la sienne, et ses sourcils se froncèrent dans une timide expression d'inquiétude. Pour évacuer son anxiété, Kiri se servit et croqua dans un gâteau, mâchonnant en perdant son regard sur le jardin une nouvelle fois. Les premiers mots de la miko lui tirèrent un léger soupire. Si tout allait bien... Mais la suite était en totale contradiction avec ce qui avait précédé.

Kiri posa de nouveau son œil sur Kanade et se figea à l'appréciation de son état. Son cœur manqua un battement et elle sentit comme si on le lui serrait très fort. L'œil écarquillé sur la prêtresse qui se mit à verser des larmes, après que sa voix craqua sous l'émotion. Kiri avait beaucoup d'empathie pour elle, aussi avait-elle du mal à ne pas ressentir sa tristesse. D'autant plus qu'elle était en partie responsable des cauchemars de Kanade... Une grimace troublée traversa son visage, pourtant aguerrie par tant d'expériences de deuils, de combats, de pertes.

Les larmes finirent par se tarir quelque peu sur les joues rosies de la jolie prêtresse, mais celles silencieuses et invisibles de Kiri ne cessaient de la pousser à se rapprocher. Elle mit du temps à bouger, fixant avec intérêt et autant d'émotion la miko alors que celle-ci finissait sur un note un peu plus positive. Malgré tout, elle n'allait pas bien, c'était flagrant.
Le souvenir vif de la mort de Kito se rappela à la pilier du feu. Elle cilla quelque peu, se rappelant que trop bien de la douleur, intense, qu'elle avait ressenti. Du vide intérieur avec lequel elle avait appris à vivre.

Et même si Kanade finit par lui sourire en la remerciant de ce qu'elle semblait lui apporter, Kiri céda à ses propres émotions et se leva pour aller s'assoir tout près de la miko. Un regard complice et entendu "Je te comprends", et la pourfendeuse la prit dans ses bras forts, la serrant contre elle, à genoux sur un coussin de sol. Kiri cacha son nez dans la chevelure brune de Kanade. Elle sentait bon les fleurs et l'encens. Après un petit temps, elle finit par murmurer quelques mots.

« Tu es si importante, Kanade-san. »

Pour tout le monde, pour l'ordre, pour tous ces jeunes pourfendeurs qui perdaient des amis, leur famille. Pour tous les innocents frappés par les démons. Pour toutes ces personnes ayant besoin de réconfort.
Pour elle, surtout.

Kiri se détacha quelque peu de la prêtresse, une main s'accrochant à la pointe de son épaule, son pouce caressant le kimono délicat dans un geste d'affection et de réconfort. Son œil trouva ceux de Kanade, et elle esquissa un sourire.

« Merci à toi, d'être présente pour nous. »

Pour elle. Mais les mots ne sortirent pas.

Kiri profitait pleinement de l'avoir tout contre elle et rien que pour elle. Dans ce petit salon intime, à l'ambiance tamisée et apaisée, où flottait légèrement le parfum du thé fumant, elle sentait son cœur calme comme un doux feu de bois. Caressant la chevelure de la Miko un instant, elle n'osait en faire trop de peur de dépasser certaines limites imposées par le société japonaise. Kiri était une femme à l'éducation stricte, et quand bien même elle était une combattante, elle n'en restait pas moins... une femme.

Kanade n'acceptait pas ses paroles, pourtant empreintes de sincérité et alors qu'elles se regardaient maintenant toutes les deux, la main de la fille du feu posée sur l'épaule de la prêtresse, elle fronça les sourcils quelque peu à ses paroles. Ce qu'il ne fallait pas entendre... Kiri allait lui répondre lorsque la douce brune se réfugia de nouveau entre ses bras, et elle ne trouva ni la force ni le courage de parler ou de s'en éloigner. Son étreinte était bienvenue, et son cœur ardent au bord des lèvres, Kiri ferma les yeux en plongeant son nez dans la chevelure chocolatée tombant en cascade dans le dos de la prêtresse.

Sagement, elle écouta Kanade parler et même si elle désirait lui crier qu'elle avait tort et lui tirer les oreilles, Kiri n'en fit rien. La Miko avait cette faculté particulière de la calmer et d'encadrer son feu, soufflant sur les braises pour la maintenir assez au chaud mais assez peu pour ne pas enflammer un brasier dévorant. Et pourtant, pourtant... ô combien ce feu la dévorait à l'intérieur. Kiri avait conscience que ses sentiments envers la douce brune étaient de l'ordre de l'interdit. Mais que pouvait-elle y faire ? Elle rouvrit les yeux un instant, en sentant leur palpitant battre une mélodie en duo.

« Ne dis pas n'importe quoi, Kanade-san. Tu es aussi précieuse que je le suis. » murmura t-elle en retour aux paroles de la Miko. « Tu apportes tellement aux pourfendeurs, comme un rayon de soleil traversant des gros nuages noirs. »

Elle sourit quelque peu à cette image. Oui, Kanade avait cet effet chaud et bienvenu de la chaleur d'un rayon traversant un ciel d'hiver.

« Moi aussi je suis remplaçable, tu sais... » Kiri s'écarta doucement d'elle pour la regarder, yeux dans les yeux, un doux sourire sur son visage. « D'ailleurs, je me suis trouvée une apprentie. »

Kiri avait été touchée par les mots de Kanade, mais s'y attarder serait jouer avec un feu qui la brûlerait à coup sûr. Ses sentiments devaient être tus. Même si dans son unique oeil brillait une flamme amoureuse, dans cet éclat singulier qu'on les gens qui vous aime quand ils vous regardent, elle ne se permettrait pas de lui avouer. L'interdiction formelle de cette relation contre-nature. Et surtout le fait qu'elle ne voudrait pas la mettre en danger.
Kiri risquait sa vie chaque jour contre les démons. Qui sait ce qu'il se passerait si elle vivait son amour en plein jour.

« C'est une jeune femme forte, et pleine de potentiel. » expliqua t-elle en pensant à Akane. « C'est Kito, qui l'avait pris sous son aile le premier... »

Sa voix se perdit dans un murmure alors qu'elle pensa à son défunt jumeau, et que son regard glissa sur le jardin qu'elle apercevait dans la petite ouverture de la porte coulissante du salon. Un fin sourire mélancolique, mais à la fois heureux, étirait ses lèvres.