Nombreuses sont les raisons pour un homme de chercher le repos, que ce soit du corps ou de l'esprit. Certains recherchent une activité libératrice, souvent chronophage tout en restant passive. D'autres sortent retrouver des proches pour renforcer des liens existants, ou de parfaits inconnus pour en créer de nouveaux. D'autres encore changent tout bonnement d'espace, profitant du changement d'air pour mieux respirer et supporter l'ancien. Dans certains cas, ils ferment les yeux et se coupent de la réalité, ne serait-ce qu'un instant. Plus rarement, il s'agit d'un mélange de tout ça. Seulement voilà, je ne suis pas un
homme.
- Je ferai le reste à pieds, merci encore. Le radelier s'approche du bord et me laisse quitter son embarcation de fortune. Je lui laisse quelques pièces et un sachet d'herbes de ma confection avant de le voir reprendre le chemin de l'agglomérat de Hyogo. Cela fait quelques temps que je le connais : je l'ai rencontré il y a deux ou trois ans alors que je déambulai dans les parages. Je suis tombé sur sa maison, dans la campagne ; il y vit avec sa femme et sa fille, offrant la traversée de la rivière aux itinérants et vendant ses poissons et autres denrées familiales au marché du port. Au départ, j'ai eu du mal à gagner sa confiance : sa femme trouvait étrange qu'un individu au physique atypique se promène la nuit en dehors de la ville. C'est son enfant qui m'a accepté la première...
Je pourrai très bien faire le trajet à pied, ce serait plus rapide. Mais sa compagnie n'est pas mauvaise et il me tient mieux au courant des nouvelles de la région en étant en vie. D'une pierre deux coups donc. Le fait est qu'il y a une chose ici, à la lisière d'un bois, qui m'interpelle depuis quelques instants. Ce n'est pas loin et semble ne pas s'éloigner. Je le sens.
Même si mes sens ont été accrus depuis ma transformation, c'est en partie grâce à mes capacités que mon odorat s'est tant développé : reconnaître le parfum des fleurs, celui de la chair et même celle de la peur... Toutes ces odeurs que je distingue font que je suis moi. Et plus encore, ma nature démoniaque est instinctivement attirée par ce qui la galvanise. Ici, il s'agit d'un sang rare.
Je ne sais pourquoi j'arrive à le sentir si distinctement, ni d'où provient ma veine, mais je ne peux pas laisser passer une telle opportunité : moi qui souhaitais simplement profiter des eaux de Hyogo et ses alentours pour me trouver un refuge calme et apaisant, me voilà à la poursuite d'un nouvel objectif, comme un papillon de nuit suivant la lumière.
Je m'enfonce dans les bois. Le sang rare est proche... mais il est difficile de s'y repérer : la fraîcheur de la nuit et l'humidité de l'air font ressortir les odeurs de la forêt. Près des voies d'eau, on se croirait en automne tous les jours. C'est encore pire quand on se rapproche de la mer. Je reste calme, inspire un grand coup et me concentre davantage, les yeux grands ouverts.
C'est là que j'aperçois une piste près d'un sentier naturel. Des empruntes dans la terre, quelques feuilles décrochées et autres signes m'indiquent son passage récent. L'espace entre les empruntes signifient qu'il se déplace en courant... Ou du moins qu'il a l'air pressé. Comme s'il fuyait quelque chose.
- Ou qu'il traque... Se parler à soi-même n'est pas l'apanage des vieux : bien souvent, cela aide à mettre ses idées au clair et reprendre le contrôle de ses pensées. Je suis certain que dans quelques années, on recommandera cet exercice aux esprits faibles ou mal réglés. Quoi qu'il en soit, je souris et fonce en direction de l'odeur, plus forte cette fois. Bientôt, l'ombre de la nature laissera place aux reflets de la lune et je pourrai le voir...
Une fleur commence déjà à pousser dans la paume de ma main.