HISTOIRE - Très peu de personnes peuvent prétendre connaître le passé de Shigeko, et lui-même aime se vanter d'avoir complètement tout oublié, comme la majorité des démons.

Shigeko est né en l'an 419, dans une province japonaise en proie à une époque tumultueuse. Sa famille, fière descendante d'un pourfendeur, autrefois pilier du feu (par sa grand-mère, une Zenrei) conserva l'art du sabre comme tradition à part entière. L'essence même de leur nom de famille paternel, signifiant fils du Dieu du feu, honorait cet art déjà mystifié à cette période-là. Comme un conte que les grands-parents racontaient à leurs descendants pour les convaincre de finir cette assiette de riz. Un conte qu'on avait longtemps servi à Shigeko, et à sa petite soeur, Emiko. Tous deux étaient des enfants solaires, aventuriers, gais et grandement aimés et valorisés par leurs parents, malgré les temps durs.

Le père, Fugaku, était un maître dans l'art du maniement des deux sabres, mais n'avait jamais atteint le niveau des pourfendeurs. Sa mère elle, Wakumi, était une amoureuse de la nature et des bienfaits qu'elle leur offrait, et tenait un salon de thé réputé au sein de la province. Un scandale, de voir une noble travailler à cette époque-là, mais qui permit de faire réaliser à Emiko et Shigeko que la vie avait un coût, et que l'oisiveté était bien le pire des défauts à entretenir. Une vie toute tracée, qui offrit mille possibilités aux enfants.

Shigeko, captivé par les légendes contées par sa mère  se décida à se présenter auprès du pilier du feu de l'époque pour suivre les traces familiales. Sa petite soeur, de deux ans sa cadette, non motivée à l'idée de devenir une business-woman, choisit la même voie, et, exceptionnellement, tous deux furent sélectionnés pour le premier examen. Conscient des dangers du monde de la nuit, et initié très tôt dans leur jeunesse à un rigoureux entraînement et à une discipline d'acier, les deux Fudoko sortirent victorieux de toues les épreuves, sans en subir quelques dégâts.

Une surprise, et immense fierté, qui rapprocha considérablement frère et soeur.

***

Quatorze ans passèrent. Ce qui était une longévité plutôt remarquable parmi les pourfendeurs, sans doute liée à un mélange de chance, et de persévérance, au vu de la période... difficile qu'était cette année 447. Les combats s'enchaînaient et peu de villages pouvait se vanter de connaître des nuits tranquilles. Les missions ne finissaient jamais, y compris celles les impliquant, devant affronter des démons supérieurs qui surent les mettre au plus mal à plus d'une fois.

Puis, vint le jour.
Une nuit de pleine lune, en l'an 447 de la période Yamato.

Emiko, au sol, le ventre transpercé par un poings d'une puissance colossale. Son katana à ses côtés, émoussé, inutilisable. Shigeko était agenouillé, une lame ayant transpercé son flanc, perdant lui aussi beaucoup de sang.
Et puis, ses yeux rencontrèrent un regard jaune qu'il n'oublierait jamais. Une main s'était tendue vers lui, accueillante, et cet ennemi si repoussant devint soudainement une salvation inespérée.

Soit ils mouraient là, sur cette île de Tsushima, ensemble, soit ils renaîtraient en une nouvelle espèce. Certes, une espèce qu'ils s'étaient tous deux jurés d'anéantir. Mais entre l'idée de perdre l'être pour lequel Shigeko sacrifierait le monde entier, et celle de vivre pour l'éternité à ses côtés, son choix fut vite fait. Emiko n'avait pas mot à dire, ayant déjà sombré dans une inconscience mortelle.

Lorsque ses pupilles, devenues d'un rouge vif, se rouvrirent, Emiko vit tout son monde s'écrouler. Dégoûtée jusqu'à son apparence, haineuse envers le choix imposé par son frère, elle ne laissa même pas ce dernier lui offrir leur ultime accolade. Elle le repoussa, des larmes coulant le long de ses joues, alors qu'elle s'arrachait les cheveux de haine. Son katana en main, elle tenta un Seppuku qui allait être vain, jusqu'à ce qu'elle vise sa propre gorge. Dans un réflexe salvateur, Shigeko sépara la lame du cou d'Emiko, avant que leurs regards ne s'opposèrent une dernière fois.

Il ne la revit plus jamais après cela, et ce ne fut pas faute d'essayer, du moins jusqu'à ce que sa mémoire ne l'abandonnât définitivement.

Errant dans une vie sans but, se familiarisant avec cet état nouveau, inconnu jusqu'alors si ce n'était que d'un point de vue théorique, Shigeko connut des jours... peu glorieux. Affamé, les sens perturbés, il perpétua quelques massacres, sans réellement avoir conscience de condamner à jamais le peu d'humanité lui restant. Néanmoins, son esprit vif toujours présent, lui fit rapidement réaliser que survivre seul n'était pas réellement survivre, du moins en tant que démon. Par la suite, il joignit le clan Chitsujo et en respecta les préceptes, avec une certaine difficulté notoire, notamment au niveau du massacre humain. Son rang était fantassin, quoi de plus normal, il était la nouvelle recrue d'un des plus anciens clans démoniaques jamais existés. Bien entendu, son passé de pourfendeur était inconnu de tous, y compris de lui-même...

Quelque chose d'inimaginable pour le Shigeko du passé. Un Shigeko avec des parents aimés, ayant grandi dans un cadre privilégié, et qui pourtant avait renoncé à toute once d'humanité non pas lors de sa transformation, mais lors de la perte d'Emiko, encore trop attachée à son humanité.

Depuis lors, Shigeko vécut dans l'ombre. Au fil des décennies, il sut se faire remarquer, tout simplement par le fait que son pouvoir était proportionnel à son sadisme, exponentiel, et sans limite. Nombre de ses défiants firent l'erreur de le provoquer, que ce fût dans le camp des pourfendeurs ou des démons, mais l'issue ne tourna jamais à leur avantage (jusqu'alors).

Au début de sa transformation, il conserva son nom originel; au début par une réelle motivation de voir revenir sa soeur, puis, à mesure que sa mémoire s'effaça, davantage par habitude ou par nonchalance de devoir se trouver un surnom.

Au fil des décennies s'écoulant, sa loyauté ne fit plus à douter du clan Chitsujo. Avare de combats, désireux de croiser le fer avec les pourfendeurs, son palmarès de têtes rapportées lui offrit quelques opportunités au sein du clan, le prodiguant au rang de gardien. Néanmoins la concurrence étant rude, Shigeko doit sans cesse défendre sa posture, ce qui le fatigue considérablement.

Toutefois il apprécie le pouvoir inhérent à son poste; la possibilité de diriger d'une main de fer le quartier du Sumida, à Tokyo. De jour, divers salons de thé sont ouverts aux multiples clients, issus d'une classe sociale plutôt supérieure, discutant de diverses matières plus ou moins sensibles, ou une oreille toujours indiscrète traîne.

La sienne, par le biais de ses quelques "esclaves", comme il aimait les considérer.