J’ai encore mangé quelqu’un… Cela me déprime grandement. Surtout que je me rends encore compte avec horreur combien j’ai apprécié le goût. Encore maintenant, j’ai l’impression que ce goût me hante au point de me donner envie d’en manger encore plus. J’ai besoin de me calmer. De me faire passer cette envie. Je ne veux faire de mal à personne.

Je termine de me débarbouiller dans le coin d’eau que j’ai réussi à dénicher. Je ne veux plus avoir une seule goutte de sang sur moi. Pas que cela me permettrait d’oublier. Comment le pourrais-je ? Seulement avoir du sang, cette odeur alléchante, sur moi rendra l’entreprise de ne pas chasser plus bien plus compliquée qu’elle ne l’est déjà. D’ailleurs, je ne vais peut-être pas pouvoir me promener plus. J’ai erré toute la nuit avant de trouver cet homme. Ou devrais-je parler de monstre le concernant,  vu ce qu’il faisait à l’un de ses pairs lorsque je suis arrivé. Au point que je pense que c’est l’odeur forte du sang humain qui m’a fait attaquer, bien que cela ne retire rien de mes fautes. Si j’avais pu contrôler mes pulsions, nous n’en serions pas là. Bien au contraire…

Dans un soupir, je me lève dès que je suis tout propre. Puis, par prudence, je me dépêche de me diriger vers un endroit de la forêt où il me semble avoir aperçu un endroit qui pourrait, peut-être, m’abriter de la lumière du jour. Je n’ai pas survécu tout ce temps pour mourir maintenant. Alors je marche rapidement vers cet endroit. Et, comme je pensais l’avoir repéré en passant plus tôt dans la nuit, j’y trouve ce qui ressemble à une grotte. Je ne pourrais pas rejoindre le village déserté dans lequel je m’étais réfugié un temps. Il est bien trop loin. Maintenant, il ne me reste plus qu’à prier pour qu’elle soit assez profonde pour que le soleil ne l’éclaire pas totalement. Je m’approche et entre doucement. Le silence règne en ces lieux. Elle semble un peu étriquée, mais pour ma taille ce n’est pas vraiment un problème. Je peux aller m’asseoir tout au fond après l’avoir rejoint à quatre pattes. Je pose ma lance près de moi, à portée de main. Je pense pouvoir me cacher là au moins quelque temps. Dans le pire des cas, je serais mort. Dans un moins pire cas, je devrais changer de cachette dès la nuit prochaine. Je dois avouer que je n’ai pas spécialement envie de prendre le risque de croiser une personne au cas où la personne que j’ai mangée ne serait pas assez. J’ai encore des difficultés à définir mon appétit, m’étant toujours restreint au maximum. Après tout, manger signifie tuer des Humains… ou tuer, tout simplement.

Je laisse mes pensées naviguer tout en restant attentif à l’avancée présumée des rayons lumineux qui me font mal aux yeux. Du moins habituellement. Il semblerait qu’aujourd’hui le soleil soit assez faible. Pour autant, je ne me risquerais pas à aller dehors. Quelque chose me dit que les nuages ne sont pas suffisants pour me protéger même si on pourrait croire le contraire. D’ailleurs, il me semble qu’il fait de plus en plus sombre. C’est vraiment un mauvais temps pour les humains. Je prédis une grosse averse par habitude… et ça ne loupe pas. L’orage est passé par là et, maintenant, il pleut averse. J’écoute le son apaisant de la pluie qui tombe alors que mes yeux se ferment. Ma tête repose dans mes bras appuyés sur mes genoux. J’aime beaucoup le calme qui m’entoure en ce moment. Loin des combats et avec le ventre assez plein pour que la faim ne soit pas une pensée récurrente.

Comme bien souvent, pour ne pas dire tout le temps, je ne saurais dire combien de bâtons d’encens auraient pu brûler. La pluie tombe toujours. Le jour semble toujours présent vu la luminosité qui se dresse devant moi. Mais, surtout, ce qui me fait ouvrir les yeux, c’est une douce odeur. Je lève la tête et j’aperçois une silhouette. Un être humain, à n’en point douter. Il… non, elle si j’en juge sa silhouette assez fine et ses habits… Elle doit être là pour s'abriter du déluge. J’espère seulement qu’elle ne me verra pas ou qu’elle ne prendra pas peur en me voyant. Normalement, j’ai bien retiré tout le sang. Et… Ah. Ma lance pourrait l’effrayer, peut-être. Je n’ai plus qu’à espérer que sa réaction ne soit pas mauvaise, en tout cas. Je ne pourrais pas fuir. Et je n’ai pas spécialement envie d’utiliser mon pouvoir. Cela rendrait les choses encore plus étranges, surtout si elle venait à me découvrir…

Je prie pour que cette personne ne me voit pas. Je ne sais pas qui pourrait entendre les prières d’un démon et, surtout, les exaucer, mais cela ne m’empêche pas de prier encore et encore… jusqu’à ce que ses yeux qui semblaient détailler la grotte qui nous abrite se posent dans ma direction. Je me demande ce que cette personne est capable de voir en l’état. Elle est humaine, donc elle ne devrait pas pouvoir voir dans le noir. … Je crois. Quoiqu’il ne fait pas noir. Sombre au mieux, bien que je me sois placé au plus au fond pour me protéger de la lumière du jour. Je l’observe et, silencieux, je me prépare à tout ce qui pourrait arriver. Je ne sais vraiment pas à quoi m’attendre pour le moment et ça me rend nerveux.

Sa voix résonne sur les parois froides de la grotte. Une voix féminine qui cherche à me convaincre de ne pas m’en prendre à elle puisque je n’en tirerais rien. A l’entendre, je crois comprendre qu’elle me prend pour l’un de ces bandits que je préfère manger plutôt que de m’en prendre à des innocents. Pourquoi faire une telle supposition alors que je n’ai rien fait pour ? D’autant plus que j’étais là bien avant elle, c’est donc moi qui devrait la supplier de me laisser tranquille. Non ? En tout cas, en l’instant, je n’ose pas du tout prendre la parole et lui dire quoi que ce soit. Même pour m’offusquer. J’ai bien trop peur de perdre le contrôle en cas de dispute… Et cela reviendrait à faire du mal à une innocente, ce qui est hors de question. Alors, tout ce qui franchit mes lèvres est un simple et discret soupir alors que mes yeux se ferment. Au fond, nous désirons la même chose. Parler. Faire en sorte que tout se passe bien jusqu’à ce que la pluie cesse. Il est fort probable qu’on ne se rencontre plus après ça, mais qu’importe. Le plus important est que tout se passe au mieux.

Je rouvre les yeux alors qu’elle me pose deux questions en s’adossant à la paroi rocheuse. Comment répondre ? Simplement, je dirais… Je crains un peu que cela me rende suspect, surtout que parler du fait que je me cache rendrait ma situation très intrigante. Je ne veux pas avoir d’ennuis. Je me creuse rapidement les méninges avant de lui répondre d’une voix qui montre combien je parle peu habituellement et qui semble ne pas savoir cacher ce que je ressens :



Je ne sais toujours pas quoi répondre concernant ma présence ici. Pourtant, assez rapidement pour que cela ne paraisse pas suspect, je finis pas affirmer :



Ce n’est pas vraiment un mensonge. Le temps est effectivement mauvais pour prendre la route et le temps idéal pour moi afin de sortir est la nuit. En prenant cela en compte, je n’ai rien dit qui soit faux, bien que la pluie ne soit pas vraiment un problème.



Je crains que ne pas poser les questions en retour ne pose problème, qu’elle me voit comme une personne mauvaise, qui prépare un mauvais coup, ou un monstre. Je ne sais pas trop… après tout, elle doit être une des rares personnes avec qui j’ai l’occasion de discuter. Discuter avec un être humain… N’est-ce pas un rêve qui se réalise ? J’aimerais vraiment en profiter. Est-ce possible ?

Peut-être aurais-je dû me taire au lieu de lui demander de me répondre à ses propres questions. Je ne me doutais pas qu’elle se sentirais lasse de se présenter ou de se justifier sur la raison de sa présence… Je me disais simplement que ce serait normal que je connaisse moi aussi les réponses à ces interrogations. Peut-être est-ce le cas puisqu’elle me répond sans me faire ressentir plus que ça sa frustration, mais tout de même. Qu’en est-il réellement ?

Le miko, que je pense être assez jeune, semble grandement préoccupée. A cause de son patient qui l’attend ? Je n’ose pas le lui demander. Pourtant, je me demande si l’état de celui-ci est grave. Il serait dommage qu’il meurt à cause de la pluie, bien que ce soit la vie de Kuroe-san qui puisse être en danger si jamais elle venait à s’aventurer sur des terrains glissants… sans parler de sa santé qui pourrait décliner si elle venait à rester aussi mouillée. Ne devrait-elle pas faire un feu de… Non. Elle n’a sans doute pas de quoi en faire un. Pourtant, je suis certain que la chaleur des flammes aurait pu lui faire beaucoup de bien.
Je préfère garder le silence que lui poser des questions qui pourraient l’énerver plus qu’elle pourrait l’être déjà sous ses airs mélancoliques.

Soudainement, elle se retourne dans ma direction et je continue de l’observer, la boule au ventre. Je crains qu’elle ait remarqué un détail qui l’amène à vouloir, à terme, me tuer ou me vendre à un pourfendeur qui n’aurait rien d’autre en tête que le fait de me tuer. Je l’écoute me poser de nouvelles questions. Elle ne me jugera pas ? J’en doute un peu, et même si elle ne le faisait pas, je ne peux pas lui avouer être un démon. Elle pourrait avoir peur, s’enfuir et peut-être même se tuer à cause de la pluie et du terrain qui n’a rien d’hospitalier. Pour autant, je ne suis rien de ce qu’elle a supposé. Je tente de lui répondre avec une voix assez posée pour donner le change :



Aussi loin que je me souvienne, cette lance m’a protégé contre tout ce qui mettait ma vie en danger. J’ai fais de mon mieux pour ne pas la souiller du sang des innocents. Moi-même pris d’un élan de mélancolie, j’ajoute doucement :



Surtout après tant de temps passé aussi loin de tout pour protéger les humains. D’ailleurs, je me demande si j’ai vraiment l’air d’un adulte aux yeux de ceux qui ont une vie si courte… Je n’en suis pas sûr, je n’ai pas eu l’occasion d’en discuter avec qui que ce soit…

Je n’y ai pas forcément pensé avant mais… cette personne va-t-elle accepter ma réponse ? Si elle a pensé que je puisse être un bandit ou même un déserteur, j’imagine que je ne dois pas inspirer confiance. Non ? Pourtant, bien que je ne sois pas un voyageur commun puisque je me cache le jour et reste longtemps dans une même cachette, je ne pense pas mentir en prétendant l’être. Après tout, je n’ai aucun endroit où rentrer comme semblent le faire les humains du peu que j’en sais. Quant à ma lance, je ne l’utilise réellement que pour me protéger ou protéger les autres. Pour le reste, il ne s’agit que de la pure vérité. Seule mon identité pourrait être une source de doutes et je crains que la jeune femme ne soit pas convaincue par ma réponse. Cela ne serait-il pas légitime alors que je reste au fond de cette cavité rocheuse, loin de toute source de lumière ?

Non seulement elle me croit mais, en plus, elle répond à une autre question que je me posais : j’ai l’air d’un enfant, ou au moins un petit adolescent, aux yeux des humains. Après tout, n’est-ce pas ce que signifie son appellation “petit” ? Je n’aime pas vraiment ce surnom alors que je suis plus vieux qu’elle, mais rien ne sert de lui faire remarquer ça. Elle ne me croirait sans doute pas. Je la laisse donc s’excuser en me prenant la main et hoche seulement la tête pour lui signifier que tout va bien de mon côté. A vrai dire, je ne pensais pas qu’elle serait si conciliante. Dans ce monde ou des êtres pouvant ressembler aux humains mangent ces derniers, entre autres dangers, il est normal qu’elle fasse attention et il est presque étrange qu’elle ne se soit pas plus méfiée que ça de moi.

Attentif à ce petit bout de femme qui fait naître en moi un appétit que je freine autant que possible, ce qui est plus simple en ayant mangé il y a peu de temps, je la regarde retourner à son panier. Elle en sort de quoi se restaurer avant de revenir vers moi. L’odeur de la viande séchée qu’elle tient entre ses mains ne me tente pas. Je lui offre un sourire poli en retour de sa gentillesse alors qu’elle me propose de partager sa pitance. Je lui réponds sur ce même ton calme que j’utilise depuis le début :



Je lui laisse le temps de comprendre mes paroles et d'y réagir au moins un peu avant de prendre le temps de me présenter. Comme elle l’a si bien fait remarquer, nous allons devoir passer un peu de temps ensemble avant que la pluie ne daigne cesser. Alors autant faire que ce moment se passe dans les meilleures conditions possibles.



Mon regard s’attarde un peu plus sur le panier laissé un peu plus à l’entrée de la grotte, à l’abri de la pluie. Je me demande ce qu’elle peut bien porter à l’intérieur… Quel genre de récolte recherche-t-elle ? Au vu de sa tenue, je doute qu’elle chasse et s’il s’agissait de linge à laver je doute qu’elle y aurait glissé de la nourriture. Dans ce cas… de la cueillette ? Je n’ose pas encore poser de question à ce propos. Je ne voudrais pas me montrer intrusif ou donner l’impression de noyer le poisson si jamais elle tente de me convaincre d’accepter son offre de me restaurer avec sa viande. Si elle le fait, comment pourrais-je refuser poliment à nouveau ?